Pieds de nez aux structures de récits classiques
Dissections de "Meat love"
Pour Meat Love (1 mn), on ne reconnait pas d'incident déclencheur (ni même d'os à ronger !), si ce n'est la motivation du couteau à s'agiter devant l'optique de la caméra ? Il ne s'agit pas d'un élément déclencheur mais simplement d'un rapport causal (le couteau est fait pour couper la viande, il est dans le plan, il coupe donc la viande) qui n'apporte rien à l'action. Le film pourrait effectivement commencer par le plan des deux steacks déjà tranchés, cela ne modifirait en rien notre compréhension du reste de la diégèse. Mais la main qui coupe renforce l'image de la Figure qu'on explicitera à la fin (et aussi à la faim). Par contre les complications progressives existent même si ce sont des complications irrationnelles (La découverte par la viande de sa féminité reflétée dans le miroir constitué par un fond de cuiller et la sensation parallèle qu'éprouve l'autre partie pour cette essence féminine). Complications progressives encore lorsque le macho-steack frappe sur les "fesses" de sa voisine et excite ainsi le point de crise. On constate un rapport de cause à effet entre les complications progressives et le point de crise : la belle revêt sa plus belle robe pour la danse. Le partenaire d'une révérence signifie son accord, allume le poste radio (musique diégétique) et fait signe à la damoiselle de s'avancer. La robe tombe, la danse commence. Les préliminaires étant entamées, la partie féminine s'enfuit,( en l'absence de tout élément déclencheur), le but ultime est maintenant le même pour les deux protagonistes, et nous plonge dans le climax (farine). Le jeu continue jusque dans la farine, lieu du paradoxe propre au climax car si la farine représente l'espace du jeu où la consommation charnelle peut avoir lieu, la farine représente aussi la condamnation de la vie narrative de nos deux steacks et la résolution se finit dans la prévisibilité d'une toute autre consommation de la chair. Le son est synchrone, congru mais souvent irréférentiel. La cuiller tombe sur la table et le son est à ce moment synchrone, congru et référentiel. L'incongruescence se met en place au cri du steack. La résolution (dernier plan) rétablit synchronicité, référentialité et congruescence. Nous sommes alors dans un niveau de réalité que nous connaissons. L'absence de congruescence agit sur le référentiel et en change la signification. Globalement, on peut qualifier les sons de référentiels puis ils deviennent de plus en plus incongrus accusant un abandon du niveau de réalité. La résolution (dernier plan) rétablit une relation SCR qui renvoie à une réalité connue.
L'opposant ne sera démasqué que par ses mains dans une très courte apparition qui fait office de morale irréductible : les steacks sont faits pour passer à la poële. La Figure prend toute son essence dans cette dénonciation de la manipulation par une instance plus haute.
En l'absence de tout système d'énonciation, le temps filmique est supposé être le présent. D'ailleurs l'image présentifie ce qu'elle donne à voir (comme le soulignerait Christian Metz)
La musique est en pôle personnage ou narrateur. La polarisation oscille entre pôle personnage et pôle narrateur. La fin est à tous les niveaux en pôle narrateur.
Quant au rapport que l'on pourrait déceler entre l'univers littéraire et le film, l'animation et la personnalisation des objets nous renvoient au monde de la BD. L'extrême découpage (35 plans pour 1 mn, moyenne des plans d'une durée de 1, 5s) caractérise encore le référencement à la planche BD.
Nous constatons l'absence de dialectique personnage principal/ personnage secondaire. Tous les personnages sont au même niveau. Les personnages ne sont pas des humains et pourtant il y a psychologisation des caractères. Les statuts des personnages changent au cours de la montée dramaturgique. Ainsi on constate les évolutions suivantes :
Meneur actif/ menée active
meneuse active/ mené actif
méné passif/ menée passive
Il pourrait donc sembler que le personnage principal est l'être humain dont on ne voit que les mains et qui réduit nos 2 steacks au rôle subordonné de mené passif. Cet actant le moins visible est cependant le plus déterminant dans l'avancée du récit, comparable à cet autre démiurge qu'est le réalisateur ou encore à cet autre déclamé par Platon....allons savoir.
L'absence des 5 piliers nous renvoie à une forte présence de la figure qui devient donc la logique structurante du film. La Figure est certes non objectivable mais la suspension sémique qui intervient dès le début, provoque d'emblée un écart, une brisure à l'intérieur de la continuité logique du discours qui de ce fait nous laisse sentir sa présence. La Figure de style étant un symptôme de la figure, (tout comme l'ombre d'un humain nous indique sa présence), elle n'est effectivement ni quantifiable, ni qualifiable, elle est, simplement.
Au sujet de "Food"
Ce court-métrage d'animation d'une durée globale de 16 mn, réalisé par l'artiste en 1992, met en scène des personnages et des objets réels. La métamorphose de leurs fonctions insuffle ce sentiment d'irrationnalité propre au mouvement surréaliste. Tout fonctionne dans l'objectif de contaminer le sens même de la réalité. Ce décalage est appuyé par l'utilisation des procédés d'animation et de la mise en place des trucages au moment de l'ellipse du changement de plan. Nous ne sommes plus dans la réalité mais plutôt du côté de la métaphysique.
Projection de la première partie : Breakfast
La structure de cette première partie est en fait composée de micro-structures : un personnage entre et utilise le personnage déjà présent dans la salle. A l'issue de ce premier cycle, le personnage qui venait d'entrer se transforme à son tour en machine alors qu'un autre entre et remplace celui qui servait précédemment de machine, et ainsi de suite.... L'ac tion première du personnage interchangeable sert ainsi de processus anaphorique à une base discursive (même si le film est muet !). Lorsqu'un personnage sort, il termine un cycle qui redémarre avec l'entrée d'un nouveau personnage. Ce cycle est inépuisable (on ne peut s'empêcher de songer aux scènes de la relève dans "Métropolis"). Il n'y a bien sûr pas d'élément déclencheur pas plus qu'il n' y a de résolution dans le sens où l'on sait que le cycle ne s'achèvera pas. On (l'instance narratrice) nous le laisse présager en tous cas. Par contre, la durée des cycles s'amenuise, procédant à une espèce d'accélération du rituel et donc du rythme. La symétrie de la gestuelle fait écho sur la structure particulière de cette narration, et vice-versa. On peut donc avancer que cette conception duale qui constitue la grammaire stylistique de "Breakfast" est une autre composante de ce récit, accusée par un montage causal. Le montage rapide accélère cette sensation d'agression que subissent les personnages. On peut même avancer que l'agression est aussi une des composantes structurales du récit.
On constate qu'il est plus ici question de Figure que de trame narrative analysable selon le principe des 5 piliers. Les boucles narratives renvoient à l'enfermement, à l'emprisonnement dans un monde automatisé; cet enfermement se situe sur une base temporelle illimitée. L'absence de ce que l'on appelerait classiquement le début et la fin exprime un emprisonnement éternel, celui de la condition humaine. Les objets fonctionnnent comme stéréotypes visuels mais ces fétiches ne prennent leur sens que parce qu'ils sont inscrits dans un certain type de relation dégageant ainsi leur symbolique, l'objet importe peu. L'interchangeabilité de la relation maître/esclave pointe clairement la manipulation. Le sens est particulièrement révélée par le montage : causal, dual, agressif et récursif mais on peut aussi admettre que la structure particulière de "Breakfast", alliée au travail signifiant du montage donne au film son système structurel propre d'où j'extrais ma propre signification. Mais je n'exécute cette démonstration que pour les besoins de cet exposé car à vrai dire je refuse ce conditionnement du sens, idéologie dominante tendant à l'uniformisation du monde à travers une connaissance unique. Il ne m'étonne pas que je fasse ici un paralléle avec les sempiternelles identiques chaînes de magasins que l'on retrouve partout en Europe et qui donne l'impression que partout = pareil. L'unicité, la conformité à un moule économique récurrent, voilà bien les stigmates du capitalisme, schéma que toute oeuvre artistique doit anéantir.
A un niveau extra-diégétique, la Figure nous donne à sentir les difficultés que rencontre le créateur : celles du renouvellement, de la difficulté d'affirmer ces choix esthétiques et, corollairement, celle de la ghettoïsation économique des cinéastes n'ayant pas, hélas pour eux, opté pour le confort du récit traditionnel. L'enfermement de l'homme est ausi celui de l'auteur.
Le son et ses rapports avec l'image
Le verbal
L'absence de verbal prive le récit filmique d'une de ses instances narratives d'où l'importance du montage son et image en matière de modalités discursives. En fait cette gestuelle et les bruits qui en émanent représentent plus une utilisation de codes réduits à leur plus simple expression qu'à un langage à proprement parlé. Ce constat vaudra également pour "Dinner" et "Lunch".
Arrière-plan sonore
L' arrière-plan sonore est constitué de deux pistes sons ne nous parlant pour ainsi dire pas. L'ambiance qu'elles dégagent tendrait plutôt à nous éloigner de l'image. Elles fonctionnent comme sons d'ambiance et rien dans l'image ne les justifie. Ce son n'est pas référentiel, c'est à dire qu'il ne renvoit pas à l'image, ni même, nous pouvons le supposer à un proche hors-champ. Il semblerait d'ailleurs que la musique et l'ambiance urbaine soient extra-diégétiques. Peut on, enfin, parler de congruescence ? Cette partie sonore ne surenchérit pas sur l'information visuelle, elle est indépendante. Comme elle est extra-diégétique, on ne peut ni parler de congruescence, ni d'incongruescence. On peut en déduire qu'un son extra-diégétique est forcément irréférentiel et que l'analyse de la congruescence et de la synchronicité est donc inadéquate. D'ailleurs, un son extra-diégétique est forcément irréférentiel de par son extradiégéticité. Ceci dit ce "surround" permet tout au moins de renforcer l'impression de continuité temporelle et même de délimiter une unité de temps. L'une et l'autre de ces pistes lient les plans par leur ambiance.
Les bruitages d'ambiance urbaine renforcent l'aspect irréel. Pourtant, et parce que ses composantes sont identifiables, ce continuum sonore atteste aussi d'une réalité connue de nous. Nous sommes donc manipulés entre réel et irréel.
Les bruits
Les bruits urbains ont été traités ci-dessus, nous n'y reviendrons donc pas.
Les bruitages occasionnent un gain de réalité fort important. Dès le début les bruits sont identifiables comme correspondant à la source visuelle, même si la mouvance de cette dernière semble illogique. Le son synchrone est bien ancré dans une réalité de l'image mais cette réalité étant douteuse, la synchronicité, paradoxalement, amplifie le caractère irréaliste du visuel.
La source sonore se trouve toujours dans le champ. Le grincement de la porte qui s'ouvre est un bruit que nous connaissons tous. Fermons les yeux, nous pouvons identifier ce bruit. Cette fonction d'attestation du bruitage est loin d'être une règle pour Svankmajer et la même porte dans "The flat" sera associé à un son incongru (une cloche pour une poignée de porte). Cette absence de congruescence a bien sûr une incidence sur notre façon de percevoir le référentiel jusqu'à en changer la signification. Plus globalement, il apparaît évident que le son fonctionne comme une entité narrative à part entière. Il raconte à sa façon et cela est particulièrement vrai dans le cinéma a-narratif et dysnarratif. Il suffit de se référer à l'oeuvre de Mac Laren pour affirmer que le son est un élément constitutif du récit filmique, qui fictionne à sa façon. Nous y reviendrons avec "The Ossuary" de Svankmajer.
Le frottement des chaussures sur le sol étant congru ne bénéficie pas de cette même logique. Il faut voir l'image pour accepter le bruitage associé car le côté fantastique du mouvement nous fait douter du bruitage. Or, le côté incongru vient de l'image et non du son.
L'iconicité a perdu son avantage inné et le son se fait ici référence. Ceci dit, ce décalage constitue pour le spectateur une phase d'apprentissage et nous devons apprendre à accepter ce mode de déplacement qui est le principe de fonctionnement du film. Les deux éléments, sonore et visuel, finissent par s'équilibrer car le son est référentiel. La chaise s'écartant seule du personnage nous intrigue mais le bruit des pieds de cette dernière frottant le sol nous rassure car il est familier. Comme Svankmajer a respecté la synchronicité du bruitage, l'impression de réalité s'en trouve étoffée. L'importance des bruitages dans "Breakfast" réside dans le fait qu'ils ne font plus qu'un avec l'image et lui donne ainsi une authentification. Bien entendu il s'agit d'une combine dont Svankmajer nous nourrit pour mieux nous induire plus tard dans l'erreur. Ainsi peu à peu les bruitages usuels vont être remplacés par des bruitages de mécanique que revêt une fonction corporelle. L'incongruescence est évidente. Par le bruitage et progressivement Svankmajer nous soumet un homme réduit à une idée de machine, de rythme mécanique, de rouage d'un tout automatisé qui pointe l'absence d'individualisation. Le plan ou le personnage frappe avec sa monnaie sur le crâne du second fait résonner un genre d'écho qui laisse présager du vide qui y règne. Peut-être encore ici plus qu'ailleurs ce bruitage fait sens. On dénote une combinaison SIR. Ce bruit diégétique est effectivement synchrone par rapport à l'image, incongru par rapport à l'image et référentiel par rapport à l'image.
Temporalité Le temps diégétique
"Breakfast" indique par son intitulé que l'épisode se situe le matin. Nous n'avons aucun indice nous indiquant à quelle heure se déroule la scène. La bande-son nous fait entendre des bruits extérieurs illustrant un trafic de voitures mais cette bande, en décalage par rapport à l'image, ne nous prouve rien. La présence du personnage déjà assis dans la pièce illustre un passé qu'on pourrait presque qualifier de collectif, que les restes sur le sol et la table vont confirmer. Les petits traits sur le mur constituent un indice de même augure.
Nous notons que le personnage B entre et sort du même côté du cadre. Comme la logique de fonctionnement d'un personnage semble identique pour tous les autres, nous pouvons en déduire que le personnage A est entré par la droite car nous le voyons sortir par ce côté. Ce qui est forcément l'inverse pour le personnage B car si chacun fonctionne de la même façon, c'est toujours dans une orientation différente. Ce constat dément la notion de passé collectif, celui des personnages défilant dans cette pièce étant diamétralement opposé.
Admettons que le cadre corresponde à la marque temporelle du présent (car comme le souligne Christian Metz, l'image filmique est toujours au présent). Si les personnages viennent et repartent du même côté (droit pour personnage A, gauche pour personnage B, et ainsi de suite...) nous pouvons en déduire que passé et futur se confondent. Un flash-back ou un flash-forward, équivalents ici, nous le confirmeraient. Lorsque le personnage B quittera la pièce, nous découvrirons un futur diégétique en puissance (une centaine de personnes faisant la queue à l'extérieur) égal au présent (ce que l'on voit) et au passé (situation déjà vécue par les personnages passés dans la pièce). Un avenir bouché en somme, complétement spatialisé car en l'absence des léxèmes spécialisés du verbal (adverbes de temps) l'organisation de l'espace remplace la temporalité linguistique.
Autre court-métrage : "The ossuary" 10 minutes dans un univers macabre qui repose sur un travail au corps à corps entre montage et bande-son (plus particulièrement la partie musicale). Il n'y a pas d'instance narrative mais une Figure fort prégnante, liée sans doute en grande part à la matière iconographique. Le procédé d'animation n'est pas utilisé. Toute la dynamique repose sur le montage rapide mais aussi sur l'utilisation de certains panoramiques qui donnent des plans séquences assez longs. Ce montage est ainsi diversifié car il dépend presque intégralement du phrasé musical. Ici, la bande-son est déclencheur du récit. La dialectique musique-image fonctionne comme un système formel basé sur des règles aléatoires. Le nombre de plans est calculé en fonction de la valeur de la note de musique l'accompagnant. Une séquence commençant par une noire donnera une image. Si la première note est une ronde, on aura un enchaînement de 4 plans, alors que pour une blanche deux plans s'enchaîneront. Comme nous l'avons dit, la fluctuance du système ne respecte pas toujours ces régles et il semble même ne plus y avoir aucune logique mais plutôt une interprétation complètement subjective du phrasé musical. On peut considérer que le son, situé en pôle narrateur et donc diégétique est synchrone, irréférentiel (car il s'agit d'une musique, n'ayant donc pas un rapport intrinsèque avec l'image). On peut parler de congruescence car il s'agit d'une musique extrêment lyrique et même mystique qui semble effectivement, de par ses variations harmoniques et son rythme, émanée de l'image elle-même.
Cette analyse est à considérer en parallèle de l'exposé "Les structures de récit" auquel elle fait écho.
Catherine Gheselle