La période Languedoc Art Presse :
Dans le prolongement de cette réflexion, la réalisatrice Rachida Krim a accepté de répondre à mes questions.
Comme les autres arts, le cinéma, cette "fenêtre ouverte sur le monde", signifie la société dans laquelle il s'inscrit. Comment alors ne pas l'interroger sur certaines réalités ?
Dès sa création, le cinéma est l'affaire des hommes. Le point de vue est donc majoritairement masculin, constat vrai pour toutes les cinémato-graphies. En nous penchant sur la représentation des femmes maghrébines et de leurs oeuvres, nous nous interrogeons de fait sur la place de la femme dans le monde d'aujourd'hui. Car l'individu ramène à l'universel.
Le besoin vital de filmer arrive avec les luttes d'indépendance et le cinéma maghrébin commence à exister réellement à la libération à travers sa quête identitaire. Mais le cinéma, art et langage, se pose également en tant qu'industrie. De fait, comment peut advenir une image si elle n'a pas économiquement les moyens d'exister ? Question cruciale pour le cinéma maghrébin. Dans ce contexte, la place des femmes est d'autant plus difficile.
"Tunisiennes" de Nouri Bouzid
Cinéma algérien : entre documentaire et registre comique
Si la représentation fictive des femmes est souvent cantonnée au rôle de la mère et de l'épouse, le documentaire permet de dépasser les clichés. Les réalisateurs algériens semblent les premiers à s'être penchés sur le statut des femmes. Ahmed Lallem réalise "Elles" (66), documentaire sur des lycéennes constatant leur condition, en écho à la modernité : "La femme algérienne, elle est laissée de côté", "...elle ne vaut rien du tout". La démarche d'Ahmed Lallem a ceci de très fort qu'elle s'installe dans une optique sociologique en revenant confronter ces témoignages. Dans "Algérienne, trente ans après", il les interroge à nouveau. Leurs libertés ont peu à peu disparu avec le FIS et le code de la famille (84), prétexte pour revenir à une société plus traditionnelle.
Belkacem Hadjadj explore les difficultés des femmes dans un documentaire très poignant : "Une femme taxi à Sidi Bel Abbés". Une Algérienne doit faire vivre sa famille à la mort de son mari. Réalisé en 2000, ce film montre combien l'accès au travail, parce que source d'autonomie, est toujours aussi difficile.
En 78, Assia Djebar réalise "La Nouba des femmes du Mont Chenoua". Les critiques de l'époque sont très partagées sur ce film, certains ouvrages relatant du cinéma maghrébin ne l'évoquant même pas. Cela est peut-être dû à sa forme novatrice, symbolique, mêlant fiction et documentaire. A moins que ses propos engagés n'aient choqué. Des femmes racontent leur place dans l'Histoire brisant le cliché traditionnel de la femme. La réalisatrice a aussi travaillé pour la télévision. Elle souligne que "c'est seulement en face de cet écran-là que se trouve le regard des femmes". Egalement écri-vaine, Assia Djebar est une des premières à parler du plaisir féminin dans son livre "Les alouettes naïves". En 80, elle pressent l'avènement d'un langage inter-femmes : "Ce n'est qu'en s'ouvrant au récit des autres que la femme peut aller de l'avant". "Nous en avons parlé avec..." de l'Algérienne Dalida Kadri illustre l'engagement des femmes pendant la révolution agraire. 11 n'a pas été possible d'accéder au film ni de trouver plus de renseignements. S'il est difficile de produire des films, le problème demeure ensuite avec la diffusion, l'hégémonie de certaines cinématogra-phies condamnant l'épanouissement d'autres moins économiquement rentables.
Comment parle-t-on des femmes dans la fiction au Maghreb ? En les occultant ou en les mythifiant. Le cinéma algérien, un des premiers à se construire dans le domaine fictionnel, est avant tout politique. S'il est question du peuple algérien, les femmes ont toujours des rôles restreints à la sphère domestique; au niveau du combat antico-lionnaliste, on ne parle pas des guerrières qu'elles ont été pendant les invasions. Il faut attendre 72 avec "Noua" d'Abdel Aziz Tolbi, pour que soit énoncée leur place active. Citons également "Le charbonnier" de Mohamed Bouamari ou les tribulations d'un homme avec la modernité et un contexte économique difficile. Sa femme, malgré les pressions, réfléchit à de nouvelles solutions et agit.
Si la production est abondante jusqu'à la fin des années 70, les femmes y sont encore représentées comme des silhouettes soumises. Avec Merzak Allouache la fiction algérienne se dénote. En utilisant le genre comique, il approche la problématique féminine à travers une critique sociale de la quotidienneté où il aborde les difficultés liées au clivage homme/femme et l'immaturité des hommes. Dans les années 80, lorsqu'ils évoquent la condition féminine, les hommes pointent également leurs propres aliénations comme l'obligation de fonder son identité sur la virilité. De fait, il semble que la question de l'autonomie de la femme peut être envisagée comme dans le film du réalisateur Sid Ali Mazif, "Houria" en 87 où cette jeune femme précise : "Avant d'aimer, je veux apprendre à être libre". Les intégristes prennent place sur la scène politique et la censure devient plus virulente. D'où les problèmes rencontrés sur "Houria". Dans ce contexte, l'émergence de femmes cinéastes est compromise.
Si la Tunisie semble plus libérale en matière de législation féminine avec la mise en place du statut personnel en 56 (Egalité homme/femme, abolition de la polygamie et de la répudiation,...), dans les faits, les traditions perdurent et n'autorisent pas vraiment l'émancipation promise. En analysant le sujet du tout récent "Fatma" de Khaled Ghorbal, on peut se demander légitimement si quelque chose a changé. Si Fatma peut accéder aux études, elle est néanmoins soumise à la volonté des hommes. Dominée par ses frères et son père, violée par son cousin, elle s'enfuit pour retomber finalement dans les bras d'un médecin. Le scénariste révélant le sentiment de culpabilité dans lequel la société patriarcale installe la femme la pousse à dévoiler à son mari un secret
La démarche de Fend Boughedir dans "Halfaouine" (90) est enrichissante car le personnage principal, un jeune garçon accompagnant sa mère au hammam, permet ainsi une introspection à égale distance du féminin et du masculin. Le réalisateur porte un regard critique et s'il dénonce l'oppression dont sont victimes les femmes, il attire également l'attention sur leur responsabilité dans l'éducation des hommes. "Halfaouine" peut synthétiser l'évolution globale du cinéma maghrébin à travers l'élargissement des points de vue.
Côté documentaire, les démarches sont peu nombreuses. Selma Baccar, une des premières femmes à s'inscrire dans l'Histoire du cinéma tunisien avec "Fatma 75", entreprend enfin un travail de mémoire en interviewant l'une des premières militantes pendant la colonisation et plusieurs générations de femmes dans leurs luttes quotidiennes. Quelque part le film souligne qu'après leur combat, les femmes ont été évincées de l'action citoyenne.
Le tardif avènement du cinéma marocain
Les années 70 permettent de recenser au Maroc des oeuvres révélatrices comme "Traces" de Hamid Benani qui relate l'éducation religieuse très dure d'un garçon dans la société marocaine. Deux femmes apparaissent dans le film. Mais alors que l'analyse sociale est pertinente, la représentation féminine est réduite à une vision manichéïste.
Entre simplification et manichéisme, on constate cependant que le sort des femmes s'inscrit dans de nombreuses réalisations. Jillali Ferhati aura, dans "Poupées de roseaux" (81 ), posé le problème de la sujétion féminine à l'ordre social. Rien d'étonnant à ce que le scénario soit écrit par une femme. Il s'agit de Farida Benlyazid qui réalise "Identités de femmes" (80) et "La ruse des femmes" (98), adaptation d'un conte retraçant la façon dont une femme retourne les rapports de force dans le registre sentimental. Enfermé dans le carcan du machisme, l'homme se montre distant et feint de ne pas s'intéresser à la jeune femme qui utilisera son intelligence pour arriver à ses fins. Mais le personnage féminin semble encore trop enfermé dans le jeu de la séduction. Parallèlement, déjeunes réalisatrices mettent en scène les dysfonctionnements du système comme Yasmina Kassari dans "Chiens errants" (96). Une interdiction de tourner un documentaire l'oblige à choisir le genre fictionnel. Non contente de contourner la censure, elle réalise un film qui en sept minutes nous plonge au coeur d'une problématique sociale, mettant en scène l'injustice dont sont victimes les plus défavorisés.
Ailleurs et ici, les femmes d'origine maghrébine construisent de nouveaux possibles.
Le Maghreb, qui n'était pas partie prenante dans l'invention du cinéma, a réalisé un travail important grâce à des hommes et des femmes sensibles à l'évolution du monde. Aujourd'hui un discours se construit, basé sur la complémentarité des sexes et s'éloignant du manichéisme. Certaines problématiques sont abordées mais il n'est pas encore question de l'émancipation de la femme. Si de la sphère privée, elles ont obtenu le droit d'investir l'écran dans d'autres registres, les questions de la sexualité et de l'autonomie sont encore sans réelle réponse. De plus, les femmes maghrébines sont peu nombreuses à pouvoir réaliser dans leurs pays où la démocratie n'existe pas toujours. Quand bien même elles y accèdent, 11 faut rappeler leurs difficultés pour faire connaître leurs travaux et leurs pensées. Il est à noter que si les réalisatrices maghrébines utilisent le mode fictionnel, elles ne se dépareillent pas d'un ancrage profond dans la réalité, avec une approche de documentariste ou de sociologue. Elles n'utilisent pas une approche féministe. Nous le constatons encore ici avec la nouvelle génération, leur travail est posé en termes d'analyse du social. Les femmes soulèvent des problématiques liées au peuple. Elles ne se positionnent pas dans une dialectique sexiste. "Plutôt que d'opérer dans leurs films un renversement mécaniste, elles ont choisi de lutter pour créer les conditions qui permettront un jour aux
femmes de prendre la parole en tant que telles". Ce constat exprimé dans CinémAction (79) à propos des films d'Assia Djebar et de Selma Baccar se révèle particulièrement juste car lorsqu'on analyse le travail des femmes maghrébines depuis les années 75, on constate l'élaboration et l'évolution d'une stratégie qui a dû, certes, se construire infonnellement mais qui dénote une attention sur le passé et sur la construction d'une mémoire collective : utilisation de l'interview dans le documentaire, relations croisées entre présent et passé par le montage de documents d'archives, par l'utilisation des flash-backs, mélange entre fiction et documentaire, liens importants avec les autres arts (notamment la littérature). Depuis une vingtaine d'années, un lien filmique s'est crée avec la "Diaspora" dont les motivations principales s'inscrivent dans la volonté de donner à entendre la parole de leurs ancêtres et de leurs familles. Egalement très orientées dans le documentaire, les femmes d'origine maghrébine ont réalisé des travaux qui se posent en relais de l'Histoire, inscrivant la problématique de l'immigration qui fragilise encore plus les femmes. Leïla Habchi a ainsi réalisé "Exil à domicile" (93) et Yamina Benguigui a aussi exploré cette voie avec "Mémoires d'immigrés" (98) où elle capte les points de vue des hommes et des femmes. Avec "Sous les pieds des femmes" (97), l'alésienne Rachida Krim utilise la fiction pour porter un regard sur la place des femmes algériennes. Les démarches sont nombreuses. Elles se posent volontairement en relais dans une boulimie qui n'a d'égal que le poids de la censure appliquée aux femmes. Il faut voir dans ce mouvement une clé possible pour l'établissement des droits des femmes et donc pour 'instauration de la démocratie au Maghreb. Ce constat trouve sa résonnance dans les propos de Laure Adler (recueillis par Muriel Fourlon, rencontres d'Averroès, Marseille, 2001) : "...L'existence possible d'une démocratie, dans les pays du Maghreb notamment, passe par la reconnaissance ipso facto du statut de la femme. Il faut commencer par reconnaître l'importance et l'apport des femmes, les responsabilités qu'elles savent prendre..".
Catherine Gheselle
Les réalisatrices prolongent leurs démarches en allant filmer dans leur pays d'origine. Rachida Krim est née en 57 à Alès. "Mon histoire est très alésienne et cévenole. J'ai toute une autre histoire qui me tient à coeur parce que l'Algérie, c'est le pavs de ma famille. C'est toute une dimension fantasmatique mais je suis née en France et si je parle de l'Algérie, on me met dans une case. Or je ne le veux pas. Mon regard est différent et je ne peux pas me permettre de juger le Maghreb et ses cultures même si c'est ce qui me fait travailler" nous dit-elle.
Comment en êtes vous venue à faire du cinéma ?
Au départ je suis plasticienne. J'avais envie de raconter des histoires pour faire le lien avec les ancêtres, d'aller vers ce passé, de comprendre ce qui n'est pas verbalisé. C'est par le cinéma que je suis passée pour rentrer dans mon histoire car même si je n'ai pas été déchirée entre deux cultures, il y a quand même des choses impalpables qui planent autour de vous comme le déracinement, le déchirement d'une famille qui a dû immigrer.
Qu'est ce qui vous a donné envie de réaliser "El Fatha" en 92 ?
J' avais envie de raconter un souvenir qui m'avait marqué en Algérie. C'est un mariage traditionnel auquel j'ai assisté quand j'avais 17 ans. Cet événement m'a marqué parce que les époux ne se connaissaient pas. Il devait apporter la preuve de sa virilité et elle, celle de sa virginité. Après que les mariés soient entrés dans la chambre nuptiale, des femmes s'y sont introduites pour sortir le drap taché de sang. J'ai été très choquée et j'ai voulu parler en même temps de l'ambiguïté de cette cérémonie et de la beauté de l'ambiguïté, c'était très mélangé. Pour l'homme, c'est aussi une violence qui lui est faite, il doit aussi garantir de sa virilité. Ce n'est pas évident, en plus avec tout ce qui se passe autour : les gens, la fête, les bruits...de déflorer une jeune fille qu'il ne connaît pas, c'est aussi violent pour lui que pour elle. Je n'ai pas voulu avoir un regard féministe. Ce n'est pas un jugement, c'est juste un regard. Ce film a remporté de nombreux prix et il est encore passé à l'Institut du Monde Arabe cet hiver (Rétrospective cinéma "Maghrébines entre deux mondes et Femmes cinéastes du Maghreb" Octobre et Novembre 2001, ndlr)
Dans "Sous les pieds des femmes" en 97, vous interrogez le statut des femmes dans la culture arabe...
Ce film est un peu autobiographique. C'est l'histoire d'une femme qui pourrait être ma mère. C'est un film sur les Algériens pendant la guerre qui raconte le passé et le présent sans manichéisme. Le combat des femmes dans nos sociétés est inscrit depuis longtemps. Il faut remonter à l'invasion arabe du Maghreb pour rencontrer les femmes guerrières. A chaque grand tournant de l'histoire, les femmes sont présentes. Ce n'est pas parce qu'elles s'occupent de la sphère domestique qu'elles ne luttent pas.
Avec "La femme dévoilée", vous utilisez le registre humoristique...
Les algériens ont beaucoup d'humour. Il est question du rapport oedipien. Ce film est bourré de clins d'oeil car le rapport mère-fils est chez nous très important. Parce que les mères et les fils forment un couple la plupart du temps. Ce court métrage a obtenu beaucoup de prix au Maghreb.
Actuellement, Rachida Krim termine le bouclage financier de son prochain film, "Mektoub.com", l'histoire d'une bande de jeunes qui émmigrent vers la France. "C'est une façon de parler de cette nouvelle génération qui n'a rien à voir bien sûr avec celle de nos parents." Si elle questionne ainsi le passé et le présent, c'est que, comme nous le dit Rachida en conclusion de notre rencontre "// faut du temps pour raconter l'Histoire".
Catherine Gheselle
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