DU RECIT ECRIT AU RECIT FILMIQUE
de la structure du conte....
" Oh quel pouvoir ont les humains de se forger des mythes" Freud
Les études qu'a faites Vladimir Propp vers 1930 lui ont permis d'analyser la structure du conte qui, pour lui, ne varie jamais quant à sa trame car elle est constituée par les mêmes "invariants", c'est à dire les paramètres constituants du récit. Il s'agit généralement de fonctions du type : -La transgression de l'interdit, la réaction du héros, la réception de l'objet magique, le combat, l'agresseur est puni, le mariage ou la vie heureuse pour le héros. Toujours d'après lui, cette structure est universelle. Mais c'est parce que Propp a préféré faire une étude des fonctions plutôt que des motifs, des codes pouurait on dire, qu'il en arrive à une approche structuraliste du conte. C'est parce qu'il néglige l'axe paradigmatique qu'il en arrive à cette conclusion. Il ne prend donc pas en compte la notion de double fonctionnement des signes et, de par son approche uniquement syntagmatique, il n'envisage que la consécution linéaire. Au cinéma, il est impossible d'analyser le texte filmique d'une façon uniquement séquentielle (je reprends ici la signification première de suite ordonnée d'éléments) car il faut tenir compte d'un ensemble de paramètres tels le son, l'image, etc... qui s'indexent entre eux. L'interaction syntagme/paradigme peut ainsi s'effectuer mais cette lecture n'est pas suffisante car il faut aussi compter sur la particularité culturelle de chacun pour donner à cette interaction toute sa signification.
.... au texte en général.
" Le texte, (dit Roland Barthes dans S/Z, son premier livre) (est) dans sa masse, comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères; tel l'augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d'y observer la migration des sens, l'affleurement des codes, le passage des citations." Alors qu'il parle ici du récit écrit, Roland Barthes dessine néanmoins entre les lignes un lien avec cet autre espace contenu derrière cette "fenêtre ouverte sur le monde", j'ai nommé ce ciel écranique à géométrie tout aussi rectangulaire que celle du livre, ce tabernacle de l'histoire en devenir, en devenir car c'est le lecteur et le spectateur qui la produisent. Le lecteur/spectateur est donc bien l'auteur de sa propre perception. Ainsi le narcisisme est un autre trait commun car le sujet est autant le fruit de la création de l'auteur que celle du lecteur/spectateur.
Un récit écrit est composé de mots . Mais les mots ne suffisent pas. Ou au contraire ils suffisent trop. Voilà comment lorsque l'on veut signifier le silence par l'écriture on substitue une absence à un remplissage provoquant donc un paradoxe entre signifiant et signifié. En effet, on écrit "Il y a du silence" et en remplissant la ligne on fait fi de tout silence textuel. L'image, elle, et parce qu'elle comporte une dimension sonore, exprimera clairement cette absence. Le silence, du non-bruit, est perceptible en tant que tel. Cette bande-son fait intervenir la notion du rythme, qui existe certes dans le récit écrit, mais qui est ici plus prégnante étant donné qu'elle n'en est pas le seul acteur, ce serait sans compter sur le montage. On constate à nouveau que les divers paramètres audio-visuels provoquent une sémiologie différente. La combinaison de ces divers paramètres produit le récit filmique. Comme le dit François Jost, "la structure narrative n'est pas un point de départ mais une construction constante du spectateur".
PIEDS DE NEZ AUX STRUCTURES DE RECIT CLASSIQUES
Lorsque l'on étudie les travaux des nombreux thérociens s'étant approché de la structure narrative, on constate d'emblée que ceux-ci ne se sont jamais confrontés aux formes dites abstraites. Très peu de narratologues et autant de sémiologues se sont risqués à étudier les structures des récits s'éloignant de la forme classique. On peut néanmoins citer Dominique Noguez pour ses travaux sur le cinéma expérimental. Comme il l'indique dans l'ouvrage "25 ans de sémiologie" paru chez CinémAction, "la sémiologie semble entretenir avec le cinéma expérimental à peu près le même genre de rapports qu'un canard avec une brosse à ongles". C'est à dire que dans le meilleur des cas, si le canard se met à couver la brosse, celle çi restera indifférente commente encore Noguez (ceci dit c'est la cane qui couve et non le canard, comment veut on que la théorie avance si on pose dès le départ des postulats erronés ?). La sémiologie est effectivement essentiellement narrativiste, voire comme exemple le plus prégnant, celui de la grande syntagmatique de Christian Metz. Ainsi il écrit en 68 dans "Problèmes de dénotation" que "le cinéma, qui aurait pu servir à de multiples usages, sert en fait le plus souvent à raconter des histoires, au point que même les films théoriquement non narratifs (....) obéissent pour l'essentiel aux mêmes mécanismes que les "grands films". Le cinéma des avant-gardistes, comme par exemple celui de Svankmajer serait donc considéré comme une pustule du grand cinéma américain ? Evidemment, il n' en est rien et nous allons le démontrer. Ce pied de nez Svankmajerien à la théorie metzienne est particulièrement analysable dans "Food", triptyque qui mêle animation de personnages réels habités par la transformation du procédé d'animation et la mise en place de trucages ainsi que manipulation d'objets ôtés de leur contexte usuel et qui dénonce justement un certain impérialisme contre lequel le réalisateur, à force de déconstruction narrative, lève la vox clamantis in déserto (voix de celui qui crie dans le désert. Ces paroles de Saint Jean-Baptiste défendant son Messie sont plus largement appliquées à ceux qui parlent et ne sont pas écoutés), celle des cinématographies des pays de l'Europe de l'Est rendues muettes par une des censures les plus importantes à l'heure actuelle, je veux parler bien sûr de la censure économique. Parce que le cinéma de Svankmajer s'éloigne des structures "de l''espèce du cinéma narratif-commercial" et des codes mis en place par la sémiologie, il est considéré, au même tître que d'autres travaux surréalistes ou underground, comme un genre à part entier. Mais absence de structure narrative ne dit pas absence de narrativité. Il y a plus à proprement parler une réflexion sur le signe (voir Freud et Lacan dans "Le signifiant imaginaire"), une importance du montage et, en l'absence des 5 piliers constitutifs du récit, une présence souterraine et néanmoins englobante de la Figure chère à Tarkovsky.
Projection de "2 hommes et une armoire" Roman Polanski
On constate l'absence d'un incident déclencheur. Le film n'est bâti que sur une avalanche de complications progressives. Le début et la fin ne servent qu'à renforcer l'impact de la Figure : l'absurdité de notre monde.
Le film abstrait est, comme le dit Noguez : un cinéma "qui demande plus à être vu qu'à être lu" qui ne peut donc être réduit à une approche sémiologique. "Un os pour la sémiologie ?" déclare Noguez, "celle çi, en bonne chienne, ne peut que se réjouir de trouver de nouveaux os à ronger". Comme si ces cinémas différents n'étaient que de vulgaires miettes.... mais si Noguez ironise, ce n'est certes pas à l'encontre des structures dysnarratives ou non-narratives car il n'ignore pas qu'elles peuvent néanmoins comporter tout un "réseau thématique sous-jacent" (expression empruntée à Dominique Chateau dans "Méthodologies pour des films improbables. Avec François Jost, ils constituent les deux exceptions à la politique du "canard et de la brosse à ongles" exposée par Noguez, autre théoricien ne renonçant pas à cet "os pour la sémiologie").
de la non-narrativité à la dysnarrativité
Il conviendra ici d'éclairer ces structures abstraites que l'on rencontre dans le cinéma underground, le cinéma d'avant-garde, le cinéma d'animation, le cinéma expérimental et dans le vidéo-art. Au passage, nous pouvons rendre hommage à "L'homme à la caméra" de Vertov. Françis Vanoye, dans son ouvrage "Récit écrit, récit filmique", entrevoit 4 formes différentes de récit :
- Celui qui raconte une histoire
- Celui qui se sert de l'histoire pour faire passer un message
- Refus complet du récit : aucune trace de narrativité (non-narrativité. Ex: le cinéma underground de Warhol, Mékas, Anger...)
- Présence d'un récit spoilié de l'intérieur (dysnarrativité. Ex : Godard, Straub, Robbe-Grillet, Tati)
Comment veut-on alors soumettre ces deux dernières catégories à des régles structurales établies alors que leur essence même est de les ignorer ou de les corrompre volontairement ? En effet, la dysnarration s'établit sur la volonté de ne pas permettre à l'arbitraire de tout récit de s'instaurer, sur le constat du rôle simplificateur du récit par rapport à un réel trop complexe pour se laisser stéréotyper. Ajoutons une dimension politique qui voit dans le récit un consensus petit-bourgeois.
Projection : "Scorpio rising" de Kenneth Anger
Ces critères ne sont pas exhaustifs. Comme le constate Françis Vanoye, il ne s'agit pas d'un renoncement au récit mais d'une autre façon de raconter, par exemple en exprimant la matérialité du film (Mac Laren), ou en rendant compte de l'appareillage nécéssaire au tournage ou à la projection (Godard). La rupture des structures classiques s'évalue dans un montage hyper visible où les régles sont transgressées et où le son peut être en décalage par rapport à l'image. Il y a généralement absence de résolution de l'histoire mais cela n'est pas préjudiciable car, comme le souligne Noguez, l'important se situe dans le "primat éclatant de la fonction poétique". Entre le cinéma classique et le cinéma expérimental, Noguez admet qu'il existe des codes communs mais "qu'ils sont moins nombreux que les codes non communs", ce qui lui fait dire que le cinéma à narrativité différente et à structures abstraites serait, et cela est surtout vrai pour le cinéma expérimental, plus à rapprocher des arts plastiques que du cinéma NRI (Narratif-Représentatif-Industriel. Le cinéma qui nous intéresse ici est évidemment tout le contraire).
RECIT VERSUS DIEGESE
Diégèse définit le monde fictif (littéraire ou cinématographique) élaboré par le spectateur à partir des données mises en sa possession. Le terme diégèse n'est pas réductible au sens histoire ou récit, ni même au sens scénario. Il s'agit plus d'un monde spatiotemporel ayant certes ses lois propres, où la notion d'esthétique prend toute sa valeur (les genres en sont une des résultantes) et d'où se dégagent des figures symboliques, où on affirme que le sens d'un film ne se limite pas à sa seule composante narrative. On ajoutera que la notion de diégèse prend en compte en premier lieu la relation que le spectateur entreprend avec le film et que cette relation à elle seule bâtie un récit propre, le concept de la virtualité n'est donc pas si loin. Comme le dit Umberto Eco dans "Lector in fabula" la signification n'est pas produite mécaniquement par le texte mais résulte d'une activité coopérative réglée entre ce que ce texte propose et les capacités interprétatives de celui qui l'appréhende. En tentant l'analyse de l'oeuvre de Svankmajer, on constatera qu' elle se prête plus à une analyse diégétique qu'à une étude narratologique. François Jost, dans son article "vers de nouvelles approches méthodologiques" nous démontre que le contenu diégétique peut être fort différent sans que la structure narrative soit modifiée. Il pose donc qu'au niveau de l'image se construit la diégèse et au niveau de la structure, le récit. Pour lui, on ne peut absolument pas comprendre la structure narrative indépendamment des paramètres audio-visuels. Il faudrait envisager une approche semiologique qui n'appréhendrait plus la narrativité en fonction des seules structures du récit mais en englobant une analyse paramétrique, ce que nous avons déjà laissé entrevoir dans le premier chapître. L'on constate pourtant que même avec ces théories plus larges, les films dits expérimentaux ne passent pas l'épreuve de cette nouvelle grille et que l'on a beau pousser dans tous les sens, rien n'y fait, la sélectivité théorique agit de nouveau contre ce cinéma des "exclus". On pourrait citer également entre autres le cinéma de Warhol qui utilise la durée diégétique comme investigation complète de l'anecdotique, sans autre forme de procès. Liberté complète au spectateur de trouver sens au récit, de l'enrichir de son propre imaginaire, de jouir du temps qui lui est donné, de l'obliger finalement à réagir. "Je m'appelle Andy Warhol et je mange un hamburger" ne comporte pas les 5 piliers du récit, tout au plus peut on y trouver la résolution (qui constitue le titre). Modalités discursives complétement absentes dans le filmage de l'Empire State Building, toujours du même Andy Warhol qui fait malheureusement partie de ses réalisateurs pour lesquels aucune des théories existantes ne convient.
Noguez en déduit (sous forme d'interrogation) que le discours théorique n'est peut-être pas le type de discours dont le cinéma expérimental a prioritairement besoin, comme il a été évoqué plus haut dans une hypothèse de rapprochement auprès des arts plastiques et en cela on pourrait se rapprocher des formalistes russes, notamment de Victor Chklovsky dans "L'art comme procédé" où il absout l'absence de structure par ses phrases "Le procédé de l'art est de rendre non familiers les objets, d'obscurcir les formes, d'accroître la difficulté et la durée de la perception, parce que l'acte de perception est une fin esthétique en soi et doit être prolongé. L'art est un moyen d'éprouver ce qu'un objet contient d'artistique en puissance : l'objet n'est pas important". Doit on appliquer cette phrase de Chklovsky au seul cinéma dit expérimental ? Une réponse positive signifierait que tout autre cinéma n'est pas de l'art, ce que nous ne nous risquerons pas à affirmer. Or une structure narrative trop clairement établie, trop facilement perceptible éloigne l'oeuvre du domaine artistique. Ce qui paraît de plus en plus incontournable, au fur et à mesure de cet exposé, c'est la lucidité de Noguez sur le constat de l'impossibilité à théoriser tous les cinémas de la même façon et sur la frilosité des sémiologues et autres théoriciens à s'appliquer à réfléchir sur des outils d'analyses et d'aide à la réflexion spécifiques aux les cinémas marginaux.
Ceci étant posé, essayons néanmoins de considérer le travail de Jan Svankmajer par rapport à la démarche constitutive de l'extraction d'une structure narrative fondée sur les 5 piliers envisagée par Jean-Jacques Andrien, à savoir la reconnaissance d' élément(s) déclencheur(s), de complications progressives, d'un bloc crise-climax et d'une résolution finale. Comme nous l'avons déjà envisagé avec lui, on constate effectivement une absence des 5 piliers et une présence ainsi renforcée de la figure, aura du film. La bande son est facilement analysable selon les critères SCR, la polarisation des personnages oscille indifféremment entre pôle narrateur et pôle personnage (ce qui est une grande liberté laissée au spectateur) la temporalité n'est que rarement précisée mais, in fine, elle s'inscrit dans un climat d'enfermement éternel, en l'absence de notion de début et de fin et par la présence de boucles fictionnelles récursives. De par le procédé d'animation qui néglige forcément le concept d'impression de réalité, de par le climat surréaliste de toute l'oeuvre de Svankmajer, on constate d'emblée que son cinéma se positionne comme anti-narratif, anti-représentatif et anti-industriel (voir les moyens économiques de l'auteur et l'absence de diffusion de son oeuvre). Le "moule narratif" ne fonctionne pas pour les anti, pour ceux qui se situent du côté du rêve, de l'irrationnel, qui déconstruisent l'impression de réalité sur laquelle est basée l'étude de ces 5 piliers. Ce serait aussi incohérent que de considérer qu'il existe une méthode unique pour expliquer les rêves et pour les provoquer. Car dans la structure de récit classique, le récit perçu par le spectateur est donné d'emblée (le rêve est déjà construit, il ne reste plus qu'à l'analyser) tandis que dans les cinémas autres, il se construit un peu à la fois en fonction de cette interaction, d'où l'impression que l'immersion dans ces mondes imaginaires nous renvoie à l'univers onirique. Il n'est effectivement plus question de structures mais plutôt de figure comme nous l'avons déjà indiqué. La figure est bien ce rêve qui prend forme un peu à la fois du défilement filmique, impalpable et propre à chacun, elle est l'esprit de la matière filmique et diégétique. Elle ne se laisse pas analyser.
Il peut être intéressant à ce stade de poursuivre cet exposé avec la lecture de mon analyse sur les structures de récit chez Jan Svankmajer.
CONCLUSION
"Triste est l'empire du concept : avec mille formes changeantes
Il n'en fabrique, pauvre et vide, qu'une seule" Vers de Schiller
(tirés de "La variété") appliqués par Hegel à l'esthétique (Hegel, Esthétique).
L' art n'est pas un outil de reproduction du réel. La réalité est une construction de l'humanité. Ce en quoi Noguez acquièsera assurément, si l'on en juge par cette phrase : "il n'y a pas de réalité en soi....il n'y a que des visions". A chacun sa vision, à chacun son histoire. Et surtout qu'on abandonne la monotonie du "récitatif" si je puis détourner ce mot pour l'occasion (ne vient-il pas de récit ?). Un certain cinéma résiste à reproduire des schémas narratifs et, au contraire, en recherche de nouveaux modes : il travaille le collage de matériaux, de niveaux de réalité différents, il délaisse le concept du personnage, il provoque forcément un sentiment chez le spectateur et cette forme qu'il pourra juger provoquante l'engagera forcément à réagir, à ouvrir donc son esprit à d'autres formes.
L'absence de structure narrative renforce le pouvoir signifiant des images, du montage (ou peut-être est-ce le pouvoir signifiant du montage qui se substitue à toute autre structure narrative) ou de la musique.
On remarquera dans ce petit corpus de films cités une constante, celle de la dénonciation du caractère répétitif qui illustre la société.
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