Une oeuvre charnière dans l'histoire de l'art
Analyse plastique et mise en avant des signes avant-coureurs du Cubisme
Les Demoiselles d’Avignon est une œuvre charnière tout autant pour son auteur, Pablo Picasso (1881–1973) que pour l’histoire de l’art. L’analyse proposée permettra de faire une approche diachronique du début du mouvement cubiste tout autant qu’une prise en compte de l’approche systémique de Pablo Picasso.
Avant d’entamer l’analyse proprement plastique de l’œuvre, situons le contexte. La fin du XIXe siècle est le marchepied de profonds changements. Les impressionnistes, la photographie sont autant de clins d’œil à des mutations picturales importantes. L’arrivée du cinéma renforcera l’illusion d’optiques nouvelles, au sens propre comme au figuré. Picasso a 26 ans lorsqu’il achève Les Demoiselles d’Avignon à Paris en 1907. Le salon d’automne de 1905 aura déjà pointé l’audace de ce jeune peintre dont l’appétit visuel est bien grand et qui n’hésite pas à aller lorgner du côté de chez Ingres (1780-1867), profitant du plongeoir offert par Le Bain Turc (1862).
Pierre Daix pointe dans « Le journal du cubisme » l’aspect crucial de l’année 1905 car des rencontres importantes procureront au jeune peintre espagnol une ouverture conséquente et permettront ainsi l’installation future de sa renommée.
En effet, Picasso rencontre Gertrude Stein (1864-1946), une romancière intellectuelle, collectionneuse et actrice majeure du renouveau pictural en train de se jouer. Ainsi le peintre rencontre Matisse (1869-1954) et l’intérêt du premier pour les recherches formelles va faire écho chez celui dont le leitmotiv est la couleur.
Cet intérêt réciproque, doublé d’une concurrence latente, constituera dans le temps un piston supplémentaire au moteur de leur créativité.
Mais le cubisme en tant que tel n’existe pas encore. L’expressionnisme ouvrira la voie du fauvisme dans lequel le cubisme prendra sa source. Dans cet extrême raccourci, n’oublions pas que tout cela ne serait rien sans l’héritage de l’impressionnisme.
Cette période dont on parle ici qui s’étend des premières lassitudes académiques exprimées chez Courbet (1819-1877) puis chez Millet (1815-1875) jusqu’aux recherches plastiques de Braque (1882-1963) et de Cézanne (1839-1906), pour ne citer que ceux-ci, est très riche surtout si l’on tient compte de sa durée, en gros de 1848 (Un enterrement à Ornans de Millet) à 1911 (Le Salon des Indépendants). Si c’est bien dans cette période qu’évolue la conception et la création des Demoiselles, nous savons finalement que cette toile a été peu vue jusqu’en 1925.
Puisqu’il ne faut pas oublier, avec Maurice Denis, qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées , procédons donc sans attendre à l’analyse plastique de cette toile.
On sait que Picasso n’a négligé aucun médium. Il s’agit ici d’une huile. La toile est d’un format de 243,9 cm sur 233,7 cm. Un format important, impressionnant même, presque un carré à 10 cm près…mais ce n’est pas un carré. De très nombreux croquis préparatoires ont précédé à la réalisation et s’étalent de l’automne 1906 à l’été 1907. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Picasso nous donne à voir sa représentation d’une maison close barcelonaise située dans la rue d’Avignon, d’où le nom de la toile. Précisons ici que le mot de « représentation » est employé autant au sens figuré qu’au sens propre. Ce point sera développé ultérieurement.
On peut considérer que le tableau est composé de 3 parties, 3 rectangles dont ceux de droite et de gauche comportent des dimensions presque identiques alors que, contradictoirement, les figures géométriques sont exacerbées par la volonté de déstructuration du peintre. Cet équilibre des 3 parties adoucit la représentation et renforce ainsi le côté déstabilisant ! Cela est fait dans un même espace, dans une idée de globalité. Le fond comme la forme insiste sur la multiplicité des points de vue, sur la reliance entre les parties. Le jeu des couleurs introduit également cette dimension de reliance.
Le nombre de couleurs se conjugue à la composition : si l’on considère les dominantes, 3 couleurs structurent l’espace avec l’ocre à droite, le bleu à gauche et le gris au milieu. Des interpénétrations de couleurs légères s’effectuent d’une partie sur l’autre. Et comme dans une « synthèse additive », la partie gauche les illustrent toutes.
Le découpage en plan nous permet de constater que le tout premier plan, une nature morte, traduit également toutes les teintes de la palette du peintre.
La perspective n’est pas utilisée. Ce sont les couleurs qui distribuent idée de profondeur et positionnement du point de fuite, cette distribution étant aidée en cela par la géométrisation de l’espace. La couleur froide du fond permet l’idée d’éloignement quand au contraire, la couleur chaude des corps les ramène vers l’avant.
Le brun et le bleu sont des couleurs complémentaires. L’absence de contraste entre les couleurs suggèrent la continuité. Il n’y a pas en effet de fracture visuelle mais bien une idée de globalité avec mise en avant de certains éléments. Globalité néanmoins marquée de certaines différences que nous allons détailler ici.
Tout d’abord dans l’occupation de l’espace par les personnages. Notons au passage que les femmes peintes par Picasso emplissent pratiquement tout l’espace du tableau. Lors des nombreuses ébauches qui ont précédé la version actuelle des Demoiselles, des personnages masculins tentaient une apparition que le peintre n’aura finalement pas immortalisée. Il est vrai que le temps de la conception aura permis une longue maturation du sujet. En effet, on sait que cette toile est restée longtemps à l’écart avant d’être montrée publiquement. On ne peut donc pas la considérer comme la marque du point de départ du cubisme. La marque non, mais la somme des signes indiquant l’histoire débutante et en évolution du Cubisme, sans doute.
Et d’ailleurs cette approche se fait dans une vision systémique comme nous avons pu déjà le pointer. En effet ce point peut être accentué par la lecture du couple espace/personnage qu’on peut interpréter de la sorte :
La partie gauche contient un personnage dont le profil peut rappeler la facture classique voire antique de l’art. La couleur ocre dominante peut rappeler la terre, l’origine.
Constatons que la femme tient un rideau. Les rideaux, de part et d’autre du cadre, appellent l’idée de représentation (le théâtre, la scène). Qui dit représentation théâtrale dit narration, histoire.
Au centre les personnages sont peints de face. Cela est vu comme une évolution dans l’acte de monstration ; on se souvient en effet que les premiers personnages montrés de face ont choqué. On se sent vu par les personnages mais non observé. Le dispositif imaginé par Picasso induit une idée très forte de voyeurisme. Peut-être que l’absence de psychologisation des personnages renforce notre position de voyeur, dans un effet contradictoire. Ingres, que Picasso a beaucoup étudié, notamment à travers le Bain Turc avec lequel nous aurons l’occasion d’établir d’autres parallèles, avait induit l’idée d’un voyeurisme par la façon d’encercler son dessin. Ici, il est renforcé par l’idée des tentures qui simulent l’aspect caché pour mieux appeler le regard. Donc nous regardons le lieu de la représentation d’une histoire que nous racontent 5 femmes dévêtues. « Heureux celui qui est aimé des muses, le langage coule de ses lèvres comme du miel»(Hésiode). Les muses étaient au nombre de 9 me direz-vous. En fait, elles étaient 3 à l’origine, la transformation mathématique d’une élévation à la puissance 3 ayant donné le chiffre 9. Après tout, « Naissance des muses », la toile d’Ingres, met en scène 11 femmes. Et Jacques de Stella (1596-1657), quant à lui, avait également auparavant pris quelques libertés avec « Minerve chez les muses ».
Nous aurions donc 5 muses représentant les arts. Les muses étaient des femmes, raison probable pour laquelle Picasso aurait ôté les personnages masculins de sa toile.
La terre est origine, représentée par la couleur ocre. Une des muses est inscrite dans la cette partie ocre, partie de gauche. Elle est représentée de profil et nous offre ainsi une parfaite représentation de la statue ibérique, un clin d’œil à l’art antique. C’est le début de l’art, l’origine.
Dans cette optique d’une histoire de l’art reconstituée devant nos yeux, penchons nous sur la partie droite de la toile, celle à dominante bleue. Cette partie indique une évolution picturale très marquée. Comme chez Gauguin, Van Gogh ou Matisse, Picasso dérange la figuration du visage. Les volumes sont réellement débités dans l’espace et les couleurs surprennent. Les visages tentent de représenter la face mais aussi et en même temps le profil de la femme accroupie. Profil à droite, face au milieu, profil et face à gauche, il s’agit d’une synthèse de l’art de la représentation. Dans une frise chronologique, le futur est à droite. Dans un calendrier aussi. Graphiquement, Picasso n’échappe pas à la règle.
On peut donc avancer l’idée que cette toile représente l’histoire de l’art, l’évolution de l’art pictural en train de se faire mais aussi l’évolution propre du peintre.
Ainsi s’enchaînent et interagissent par les couleurs, l’espace et les actions (les regards entre les personnages ou ceux qui agissent hors-champ) l’histoire de l’art, l’histoire de la peinture, l’histoire de l’humanité. Le spectateur est bien au centre du dispositif grâce au regard franc, directement pointé sur le spectateur, des personnages du centre. Ces regard extra-diégétiques signifient l’approche systémique du peintre, le jeu des interactions et l’importance des contextes dans la somme des significations.
La monstration (la représentation humaine, le spectacle de la vie) est accentuée par l’ouverture gestuelle des personnages : les 2 femmes du centre les bras levés, offrant leur poitrine au regard ainsi que les jambes ouvertes du personnage de dos. Ici encore Picasso opère une dialectique entre cette toile et le Bain Turc : clins d’œil complices mais aussi avertissement d’un revirement, réflexion acquiescée par la gestion de l’espace. Le plateau du premier plan glisse du Bain Turc aux Demoiselles et alors qu’il se pose en repère chez le premier, il opère une déstabilisation importante chez le second. Evidemment chez Ingres, il y a une profondeur de champ qu’on ne retrouve pas du tout dans les Demoiselles. La porte du fond a disparu pour obliger la lecture à l’avant-scène, tout est présent en même temps et dans un espace qui ne marque plus les structurations habituelles. Renforcée par la narration de l’histoire de l’art, nous pouvons confirmer la volonté manifeste de représentation du temps et au-delà de l’inscription de ce concept, un balbutiement dialogique entre ces dimensions qui sont finalement au nombre de 4 (les 3 dimensions de l’espace et la quatrième du temps). Pour sûr, la dimension temporelle annonce le commencement du cubisme tout autant que l’utilisation du langage géométrique issu de Cézanne. Le traitement des visages est plus particulièrement le réceptacle de ces modifications. Nous avons pointé dans l’évocation de la partie gauche de l’œuvre l’introduction de la notion de volume. Cette dernière est à approcher de l’influence de l’art nègre constatée dans cette toile. Les hachures renvoient aux scarifications de certaines tribus africaines. Il est intéressant de constater que la notion de visage, de figure glisse de façon presque imperceptible des toiles antérieures de Picasso jusqu’à celle-ci. Ce phénomène sera fortement plus accusé par la suite avec notamment le portrait de Gertrude Stein. La notion de masque dans Les Demoiselles tisse un lien signifiant avec l’allusion faite dans cette analyse à l’espace de la représentation (les rideaux du théâtre, du cirque). L’élision des traits renforcent l’évincement de toute tentative de psychologisation des personnages, évinçant ainsi la notion de pathos, un des traits représentatifs du cubisme. De plus ce renoncement aux caractérisations précises affirme nettement la volonté du renoncement au modèle et donc l’éloignement de la mimésis, encore un des axes fondateurs du cubisme. Françoise Gillot dans le documentaire qu’Alain Jaubert consacre à la relation de Picasso et de Matisse révèle que pratiquement tout ce que Picasso peignait dans son atelier ne s’y trouvait pas. Il en est de même pour Les Demoiselles puisque nous savons que la scène a lieu à Barcelone alors que Picasso créée la toile à Paris.
Finalement, il n’y a peut-être que la thématique qui ne révèle pas l’essence cubiste latente. Car le genre de cette toile lorgne fortement vers quelques genres prégnants du classicisme comme le nu, la scène de groupe, voire le nu en groupe ! On retrouve également le genre de la nature morte. Mais le traitement est bien différent.
La volonté de sortir du dessin conventionnel, la recherche d’innovation et la quête d’un équilibre ont véhiculé les marques du cubisme. Picasso en a été un des précurseurs et plus spécifiquement dans cette toile où l’on sent l’intellectualisation de la démarche artistique. Il s’agit d’explorer les paradoxes de l’art pictural pour orchestrer avec eux et contre eux des procédés innovants et des révolutions visuelles. En fait, on peut dire que cette toile de Picasso est l’élément fondateur d’un changement de l’histoire de l’art plus qu’un simple rouage aidant conceptuellement à passer d’un courant artistique à un autre et somme toute d’opérer tout en signifiant un changement culturel important.
Catherine Gheselle
Merci d'indiquer mon nom et le lien en cas d'utilisation de cette analyse :)
Bibliographie :
Histoire de l'art, E.H. Gombrich, Phaidon
Journal du Cubisme, Pierre Daix, Skira
Picasso, la passion du dessin, Réunion des musées nationaux