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11 octobre 1997 6 11 /10 /octobre /1997 08:14
Un intermède parisien

C'est en décembre 1933 que Fritz Lang commence la réalisation de "Liliom" produit par Paris pour la Fox-Europa par Eric Pommer qui avait quitté l'Allemagne pour la France avant Frits Lang. On le sait (voir "Le dinosaure et le requin" où Godard interviewe Fritz Lang), le film préféré de Lang était "M". Mais il dit ailleurs sin intérêt pour "Liliom"("Fritz Lang" par Georges Strum aux Presses Universitaires de Nancy). Lang ne réalisera que ce seul film sur le sol français d'où, après un court séjour, il s'envolera pour les Etats-Unis, s'éloignant ainsi de la menace nazie.

"Liliom" est tout d'abord l'oeuvre d'un écrivain hongrois : Ferenc Molnar (1878, Budapest - 1952, New-York), romancier réaliste ("Les garçons de la rue Pal", 1907) et auteur dramatique ("Liliom", 1909). L'adaptation féerique est l'oeuvre de Fritz Lang et de Robert Liebmann. On retrouve ici le côté fantastique présent dans "Les 3 lumières". L'oeuvre de Lang exprime le réalisme poétique teinté de fantastique social. Nous retrouvons l'univers de Renoir (le drame gai, le "ni noir, ni blanc"), de Clair (légèreté musicale, humour populaire), de Duvivier (mythe du mauvais garçon avec Gabin). Mais Lang a su ajouter sur l'écran du cinéma français cette originalité que lui valent sa culture et son expérience propre. Ce que Biette désignait en parlant du cinéma hollywoodien, et entre autre de Lang, comme apport spécifique du réalisateur immigré transformant la règle vaudrait aussi pour son passage dans le paysage français du réalisme poétique.



  
  Structure du récit

"Liliom", le titre ne nous trompe pas, raconte l'histoire d'un dénommé Liliom. C'est, dans un premier temps, une histoire réaliste à dimension sociale : le réel décrit est connu de nous et les personnages sont socialement situés. Les thèmes inscrits sont bien ceux de l'époque : l'amour, les fêtes populaires et plus particulièrement l'ambiance foraine, le mauvais garçon, la fatalité (nous les étudierons ultérieurement). Tout au moins en va-t-il ainsi jusqu'à la moitié du film. Car à ce moment, la mort de Liliom va provoquer un changement complet de style de récit, là est toute l'originalité du mode de construction : nous entrons dorénavant dans un univers fantastique bien que le lien entre le réel soit assuré par un humain. La seconde partie, comme souvent chez Lang très différente de la première, on va nous re-donner à voir certains évènements qui se sont passés dans la première par l'intermédiaire du flash-back non focalisé (la scène où Julie sert le café à Liliom) mais aussi certaines situations du monde réel que l'on retrouve dans le monde fantastique (le commissariat de police). Le réel est donc présent dans le fantastique. Certains personnages neutres apparaissant aux côtés de Liliom du temps de son vivant prennent toute leur signification dans la partie fantastique (le régisseur qui était en fait l'ange gardien). On nous confirme aussi ce que nous savions de certains personnages (Alfred est le diable).

Dans la première partie du film, les points de vue ne sont pas réellement spécifiés. Nous sommes la plupart du temps en focalisation zéro. Par contre, il est clair que dans la seconde, la focalisation interne nous donne à voir le point de vue de Liliom mais aussi le point de vue de son interlocuteur que l'on qualifiera de "juge". Ce terme n'est pas réellement approprié mais nous l'utilisons pour l'instant pour ne pas déflorer le traitement que nous en ferons. Les syntagmes sont chronologiques et de type "narratif alterné" dans la première partie du film. Par contre, la seconde partie, qui commence presque sur une ellipse de 16 ans, est de type linéaire.

Les dialogues de Bernard Zimmer donnent une caractérisation sociolectes des personnages. Les acteurs respectent la prononciation patoisante des "titis" parisiens (Liliom, Mme Moscat,...). Les chansons populaires sont le contrepoint sonore de cette caractérisation ("Viens gosse de gosse",...) tout comme la bande-son de la fête foraine (les rires, le piano mécanique,...). Au sujet de la temporalité, bien que nous basculons dans un univers fantastique, nous pouvons toujours daté le récit : la convocation de Liliom, point de repère temporel du film, les 16 années de purgatoire.

Le générique

    

Il campe l'univers de Liliom : la foire (voir le thème "La fête foraine" pour le descriptif de la structure et des thèmes abordés). Il n'y a pas de rupture entre le générique et le premier plan du film, en légère plongée, du manège, début réel du récit.

Le générique pose le registre sonore et inscrit le leitmotiv musical de la chanson "gosse de gosse". Tout comme M et le Peer Gynt, Lang associe son héros à un thème musical mais il s'agit plus d'une caractérisation sociale et poétique.


Les décors

Le tournage en studios donne au réel intra-diégétique un aspect poético-fantastique. Même la scène où Liliom s'élève dans le ciel nous donne à voir un Paris fait de décors et de surimpressions qui le magnifie d'une façon onirique. Le tournage en décors de studio permet également à Lang de respecter le climat théâtral de l'oeuvre.

Acteurs et personnages

Le jeu des acteurs est assez théâtral ce qui, conjointement à la lumière de Lang et à ses décors, les baignent dans un univers fait de poésie qui semble parfois un peu surnaturel, sans doute à desseins. Les relations actancielles des personnages fonctionnent en duo. Une troisième personne vient toujours s'inscrire à l'intérieur du couple mais le trio ne fonctionne jamais. L'exception est donnée à la fin : Liliom et les deux Julie. Lang fait ainsi vibrer notre émotion sur la notion de famille. Toute l'habileté de Lang réside dans le fait qu'il nous le communique sans le dire explicitement.


Les trios sont :
  • Mme Moscat, Liliom, Julie
  • Liliom, l'amiral, Hollinger
  • Julie, son amie, Mme Moscat
  • Julie, son amie, Liliom
  • Julie, Liliom, la tante
  • Julie, la tante, M. Tourneur
  • Alfred, Liliom, le rémouleur (joué par Antonin Artaud)
  • Alfred, Lilom, le policier
  • Julie, sa fille, Liliom

Les thèmes

L'amour 

C'est le thème prédominant du film. Plus qu'à Julie, c'est surtout à Liliom qu'il est associé. La raison du succès de l'Hippo-palace, c'est l'amour que les ravissantes portent à Liliom. Le thème de l'amour est tout d'abord véhiculé par la chanson. Le registre de l'époque est riche en romances sentimentales. Lorsque Liliom demande un titre, on lui répond : "gueule d'amour", "paradis d'amour", "chagrin d'amour", "parlez-moi d'amour". Il est amusant de noter que la seule pour laquelle il montrera un intérêt lui propose un titre qui n'évoque pas ce thème ("gosse de gosse" dont les paroles sont néanmoins du registre amoureux). Les guirlandes qu'on jette sur le manège et qui semblent former des coeurs, les figurines d'Adam et Eve : dès le départ le thème de l'amour est inscrit.
Le parallèle entre les statuettes et le couple Liliom-Julie va commencer à s'inscrire plus frontalement. Ainsi le jeu de la pivoine se concrétise par un gros plan des dites statuettes alors que, juste avant, Julie aura posé son visage dans le cou de Liliom. Et c'est Liliom, un peu plus tard, qui enverra d'un coup de pied le couteau se planter dans la pomme ! Parallèle également entre la progression de leur rencontre et le texte de la chanson : "Sur les chevaux de bois on sera bien mieux" : plan serré de Liliom tenant Julie par la taille. Suit un plan de l'amiral puis un plan serré de Liliom et Julie qui, dans le mutisme, reflétent exactement les paroles que l'on entend à ce moment : "Toi contre moi, les yeux dans les yeux". Il est à noter que le reste des paroles est un indice de prévisibilité du destin de Liliom : "Et l'on croit faire un beau rêve alors on croit s'envoler joyeux vers les cieux". Plus tard, une ouverture au noir se fait sur un coeur gravé dans lequel sont inscrits leurs deux prénoms. Puis d'autres coeurs viennent se superposer en enchaîné, signe d'ellipse temporelle qui rend compte aussi de l'éphémère des promesses d'amour. Lorsque Liliom ira jouer aux cartes avec Alfred, on retrouvera le motif de l'amour sur les soucoupes : île d'amour, ville d'amour. Lorsque Liliom se suicide, il crie le prénom de Julie comme seul mot d'amour qu'il saura exprimer. Le plan suivant montre Julie qui, par télépathie, parte la main à son coeur. Elle a entendu Liliom. L'amour les unit bien.

Alors qu'il est mort, Julie avoue à Liliom qu'elle regrette de ne pas lui avoir avoué qu'elle l'aimait. Après sa mort, Julie garnira la photo de Liliom de deux bougies en forme de coeur. La leçon et donnée également là-haut à Liliom : "Dieu n'a pas mis l'amour dans le coeur des hommes pour qu'ils en aient honte". En fait, l'amour entre Liliom et Julie n'a pas pu s'exprimer aussi s'est-il traduit par une réaction agressive de la part de Liliom et pour Julie par un asservissement et un mutisme qui ne tenteront de se lever que deux fois par une rébellion et une fois par un aveu posthume. C'est la tragédie des malentendus que la mort féerique de Liliom et le charme de Julie transforment en poésie mélancolique. On ne peut s'empêcher de penser au traitement tout aussi poétique et féérique qui est fait de la mort dans "Les trois lumières".

Le mauvais garçon 

Le héros de "M le maudit" était un petit bourgeois, un employé tranquille qui cachait finalement un monstre. Avec "L le loubard", nous abordons le mythe du mauvais garçon, du refoulé de la société qui découvre un coeur d'or quand on lui donne la chance de l'exprimer. Le mythe du mauvais garçon créé avec Gabin par Duvivier dans les années 30 est ici illustré d'une façon tout aussi magistrale par Charles Boyer. C'est un tempérament physiquement solide mais marqué par la fatalité, mythologie de l'homme qui ne peut se fixer socialement, qui connaît des amours impossibles. Mythologie associée à la chiennerie de la vie et à une mort violente. Le mythe du mauvais garçon est avant tout dans ce film le corollaire du mythe de l'amour difficile. Liliom caractérise également le mauvais garçon par d'autres aspects.

                                                                          


Le mauvais garçon se bat 

Le mauvais garçon se bat mais il considère les rixes comme un jeu. Ainsi dès le générique, le monde ludique de la foire est illustré par un homme tapant dans un punching-ball. Lors de la querelle entre Hollinger et Liliom, les gens s'amusent, rient et observent la bagarre comme s'il s'agissait d'un spectacle. C'est le silence complet quand Hollinger sort son couteau, signe d'un épisode inhabituel : on va rarement aussi loin. Cet épisode relève une fois de plus la grande maîtrise de fritz Lang dans l'art de la mise en scène. Quand Lang nous donne à voir par un panoramique le plan de la foule soudainement apeuré, que la bande son devient muette, nous comprenons le drame mais Lang ne nous le donne pas encore à voir, créant ainsi un effet de suspense. Il nous donne à voir l'effet (l'émotion des gens) avant la cause (le motif d'émotion : le couteau) en opérant un renversement. Un panoramique inverse montre en effet Hollinger et le couteau. Hollinger n'est pas un mauvais garçon, c'est un méchant. Ce n'est pas pareil. Liliom, lui, refuse le meurtre. Ainsi il suggère à Alfred qu'il n'est peut-être pas utile de commettre un crime lors de la préparation du vol. Il traite même Alfred de "dégueulasse" après le passage du rémouleur.

Tandis que Liliom se bat avec le torpilleur, Mme Moscat cherche querelle à Julie et à son amie. Elle a une attitude assez machiste si bien qu'on peut considérer qu'elle est aussi quelque part un mauvais garçon. D'ailleurs elle utilise les mêmes codes que Liliom. Ainsi quand Liliom termine avec son rival, il crache dans sa main avant de lui mettre l'estoquade finale. Mme Moscat crachera aussi dans sa main droite avant de frictionner la tête de Liliom.

Le mauvais garçon est un séducteur

Il flatte les femmes car il sait qu'elles sont les garantes de sa popularité : "au rendez-vous de l'élégance et de la beauté", "vise un peu ces ravissantes, tu n'en trouveras pas de plus belles ailleurs". Il fait les yeux doux à toutes les femmes. Il flatte également la serveuse du café "L'île d'amour" pour obtenir d'elle quelques menues monnaies. Au ciel dans le bureau du commissaire, c'est la petite musique légère d'un xylophone (métaphore de la féminité) qui, venant du hors-champ, interpellera Liliom. Le plan suivant nous est donné dans cette continuité sonore et nous découvrons une élégante secrétaire que Liliom s'empresse de séduire.

                                                     


Le mauvais garçon est cynique

ll flatte les femmes par intérêt mais ne cache pas un certain cynisme à leur égard. La dame habillée avec un manteau à carreaux droits doit s'asseoir sur le zèbre. "Serrez les genoux, attention aux bas de soie" leur dit-il tout en rabaissant quelques jupes au passage. Il est séduit par leur féminité mais en même temps, il en a peur. Lorsqu'il retrouve Julie et sa copine, il leur dit : "Encore là toutes les deux ? Mais je n'en ai invité qu'une!". Nous retrouvons encore le cynisme teinté de peur. Cela prouve son immaturité. Liliom n'assume pas sa relation avec les femmes.


Le mauvais garçon est bien sûr cynique avec les institutions

Il figure l'anarchiste qui refuse les interdits : "Ce serait plus court de dire ce qu'on a le droit de faire". Ce cynisme est le reflet de celui de Lang qui exagère les panneaux d'interdiction, qui exagère aussi le temps d'attente. La procédure du timbre humide ridiculise l'administration. Fritz Lang est obsédé par le problème de l'individu face aux rouages de la société et de la justice qui lui semblent souvent monstrueux ("M le maudit"). Lors de la rafle près du port, les policiers ont l'air de vrais bandits : pas rasés, la cravate mal ajustée. Il apparaît que leur seule compétence est de savoir distinguer les mains des employées de chambre de celles des bonnes à tout faire. C'est un jugement très ironique sur leur pespicacité. En même temps Lang introduit le thème de la fatalité inscrite jusque dans les mains, trace dont on ne se débarasse pas.
Le cynisme de Liliom se rejouera au ciel quand il constatera que le haut et le bas sont identiques. Mais l'expérience sur terre a servi l'homme : il sait maintenant où sont les timbres humides ! Le cynisme des petites gens vis à vis des institutions est exprimé également au café où une jeune femme dit ouvertement qu'elle ne déclare pas ses revenus. A la façon claire et franche dont elle s'exprime, on comprend cette révélation comme un mode de vie parallèle, celui des petites gens obligés de tricher pour s'en sortir.



Le mauvais garçon ne voit pas le travail comme une vertu

Il serait assez partisan du droit à la paresse exprimé par Paul Lafargue. Liliom aime travailler au manège car il s'agit plus d'un jeu. Mais il refuse d'être concierge non seulement car il se déclare artiste mais aussi car il serait alors l'esclave de ses locataires. Comme il n'accepte visiblement pas l'idée de Dieu (Il dit : "maintenant que je suis mort, qu'on me laisse tranquille", il n'emploie pas le mot Dieu, signe qu'il ne le reconnaît pas) et qu'il n'accepte pas d'être employé (Quand Mme Moscat rappellera leurs rapports de force, il la quittera), on peut suggérer qu'il a un penchant anarchiste se ralliant au "Ni Dieu ni maître".


Et donc le mauvais garçon est cynique vis à vis des bourgeois

Ainsi quand Liliom bouscule M. Tourneur, il se retourne pour l'insulter. Aucune concession pour la bourgeoisie. Le cocasse de la situation est la réplique de M. Tourneur qui, le comble, s'excuse.


La fête foraine

L'univers de la fête foraine nous est donné dès le générique. C'est un homme qu'on ne voit pas qui lance le film. Cette voix peut suggérer celle du metteur en scène. Nous découvrons toutes les attractions de la fête, lieu d'amusement qui réunit hommes, femmes et enfants. Les ballons s'élèvent dans le ciel comme plus tard le fera Liliom. La grande roue tourne dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, comme si nous étions en dehors du temps. On dirait que les wagons du grand huit vont crever l'écran, renforçant l'impression de réel qui provoque l'adhésion immédiate. Les plans du générique sont très courts et très rythmés par un montage qui fait s'intercaler des personnages et des objets de foire : un homme de foire - le manège des assiettes - un dos tatoué de lutteur - fondu rapide sur les gamins ébahis - un tireur à la carabine dans le côté gauche du cadre - les pipes à casser sur un support en étoile - une femme tient maintenant la carabine dans le côté droit du cadre pour créer une symétrie avec l'homme - un automate tapant sur un tambour - une balle roulant au bout d'un jet d'eau. A ce moment la chanson "Gosse de gosse" jouée à l'orgue mécanique, leitmotiv musical du film, est recouverte par une musique accélérée. Le motif du cercle apparaît : le boxeur et son punching-ball - les ballons dans le ciel -



la grande roue - un plateau rond tournant avec les quatre as - un anneau qu'on jette autour des bouteilles. La peur, motif de la foire, est illustrée par la femme aux couteaux puis par le grand huit et les cris des gens. La bande sonore fait toujours état d'une prolifération de bruits : les pipes qui se cassent - le bruit de la carabine - les cris - les rires - et toujours l'orgue de foire qui domine avec la chanson populaire (on entend maintenant "Sous les ponts de Paris"). Le premier plan qui suit le générique nous donne une vision en légère plongée du manège en un large plan d'ensemble où la foule fourmille. Le plan suivant, plus serré, est celui de la caissière, Mme Moscat, propriétaire du manège. L'univers forain est comme une micro-société. Les relations entre les personnages mettent en avant une certaine forme de justice sociale (l'amiral venge Liliom - Julie a le droit de choisir une chanson car elle a déjà fait quatre tours - Liliom n'accepte pas de la renvoyer car les motifs ne sont pas fondés) mais aussi dénoncent certains comportements triviaux comme la rivalité que nous avons déjà évoquéé entre Julie et Mme Moscat ou entre Liliom et Hollinger. Nous pouvons aussi suggérer la rivalité entre Julie et son amie (La mine de Julie lorsque son amie se repoudre au passage de Liliom).Nous pouvons également citer la délation : Hollinger va avertir Mme Moscat du "manège" de Liliom avec Julie.



Liliom quitte le manège car il n'accepte pas d'être traité comme "la chose" de Mme Moscat et car il n'accepte pas d'être rabaissé par une femme devant d'autres femmes. Pourtant le manège est toute sa vie. En dehors de cet espace, il ne sait rien faire et même de vient un voyou. Mme Moscat a raison quand elle lui dira plus tard que les chevaux de bois lui manquent. Lui, cette sorte d'artiste, n'est rien en dehors du manège car il a besoin de se donner en spectacle pour être reconnu et aimé. La vision en plongée de Julie qui les voit discuter de chevaux et d'avions quand Mme Moscat tente de venir le récupérer nous donne à voir Liliom heureux à l'évocation de ces mots. A ce moment, elle sait qu'elle risque de le perdre et c'est ce qui lui donnera le courage d'avouer à Liliom son état. Car elle sent que le manège est incompatible avec leur amour. Dans le plan où le manège démarre sur la chanson "Gosse de gosse", Liliom balance les bras tantôt à droite, tantôt à gauche avant d'entamer la fredaine. Les statuettes d'Adam et Eve sont derrière lui, vision fracturée par le mouvement de ses bras mais aussi par le mât d'un cheval de bois qui coupe le cadre en son milieu. Pendant toute la durée du tour, le couple des statuettes sera séparé par ces mâts, comme pour nous prédire l'impossibilité de la relation amoureuse.

Liliom va avoir un enfant et c'est ce qui le décide a finalement renoncer à la proposition de Mme Moscat. Il réalise peut-être à ce moment qu'il doit tourner la page de l'univers ludique des manèges pour entrer dans celui de sa maturité. Mais un "mauvais garçon" peut-il se résoudre aussi facilement ?

L'enfant

Ce thème se pose en déclencheur. Grâce à lui, Liliom semble accepter de devenir un adulte. Mais il est vite désemparé. Et si Julie et lui n'ont jamais su se parler d'amour, ils auront encore plus de problèmes à parler de l'enfant. Ainsi Julie n'ose pas avouer qu'elle est enceinte et quand elle le fera, ce sera d'une manière furtive en se sauvant juste après. Quant à Liliom, il est heureux mais ne peut en parler à Julie. Il exulte de joie et communique même sa liesse à un chat noir (mauvais présage dans l'imagerie populaire". Mais dès que Julie apparaît, il se tait et va se coucher comme un enfant soudainement très fatigué en nous tournant le dos pour que nous ne voyons pas sa gêne. Julie, qui le materne depuis le début, le recouvre d'une couverture comme si effectivement il s'agissait d'un enfant.
La vie de Liliom est dorénavant calquée sur celle de son enfant. Lorsqu'Alfred lui dit qu'ils vont maintenant devoir se planquer pendant six mois, il projette déjà ce délai sur la naissance de son enfant. Quand il sera au ciel, il voudra savoir s'il aura un garçon ou une fille. Il dira tendrement "mon enfant". Mais néanmoins, il continuera à rejeter ses responsabilités quand on lui somme de reconnaître les faits.
A vrai dire, Julie et Lilom sont tous les deux des enfants. Julie a plu à Liliom car elle n'est pas une de ces femmes qui lui font peur, celles qui mettent en avant leur féminité. Julie est plus une femme-enfant et c'est là que s'opère son charme, sur son aspect infantile, rêveur, sur sa pureté (elle n'a jamais eu d'amoureux). Il l'appelle sa drôle de petite fille. Pour valider cette hypothèse, rappelons nous que Lang n'a pas hésité à faire jouer le rôle de Julie la fille par Madeleine Oseray qui joue aussi Julie la mère. Ambiguïté évidente lorsqu'on la découvre à l'écran. S'agit-il de la fille ? de la mère ? A vrai dire peu importe car elles sont toutes les deux des enfants.












Ainsi Liliom est le père et l'enfant de Julie la mère tandis que Julie la mère est la mère et l'enfant de Liliom, Julie la mère et Julie la fille étant identiques. Julie la fille chante "Gosse de gosse" et n'accepte pas qu'on dise du mal de son père autant que Julie la mère n'a jamais accepté qu'on dise du mal de Liliom. Finalement ils sont tous les trois des "gosses de gosses".

La mort

Elle est associée à l'amour. Le couteau d'Hollinger (la mort) vient se planter dans la pomme (l'amour). Julie dit à Liliom tout en fixant la caméra avec des yeux exorbités comme si elle annonçait une prophétie au monde entier (Voir Maria dans "Métropolis") : "Si j'aimais quelqu'un...je n'aurais peur de rien, pas même de mourir". Ce plan se clôt d'ailleurs par un fondu au noir assez long, pure mise en scène mais qui permet au spectateur de réfléchir, de voir autrement. But avoué de Lang à travers toute son oeuvre : distraire le public mais en même temps, instaurer en arrière-plan un espace et des thèmes de réflexion. On retrouve ce lien entre amour et mort dans "Les trois lumières" : "car l'amour est fort, aussi fort que la mort". Encore dans "Les trois lumières" : "celui qui n'a pas peur de sacrifier sa vie sera récompensé","celui qui offre sa vie la gagnera" dit la mort elle-même. C'est ce qu'a fait Liliom en offrant sa vie à la mort.
La mort est le moyen qu'a choisi Liliom pour échapper à la justice des hommes autant qu'à ses propres responsabilités. Mais a-t-il vraiment choisi la mort ou est-ce la mort qui l'a choisi ? Lorsqu'il se tue avec le couteau, son geste semble être celui d'un automate comme s'il était victime d'une hypnose, comme si ce n'était pas lui mais une force supérieure qui  décide le bras à frapper le coup. Puis Liliom se lève sur le signe de la mort comme le couple à la fin des "trois lumières". Et comme la mort a appelé Liliom, ce dernier estime qu'elle doit maintenant le laisser tranquille. D'où sa réplique : "Maintenant que je suis mort, au moins qu'on me laisse tranquille". Il a  suivi la mort mais elle n'a aucun droit sur lui, c'est tout au moins ce que pense Liliom. Pourtant la mort l'a enlevé pour son bien. Par le biais de la justice du ciel, Liliom va être réhabilité.
Il considère la mort comme un repos bien mérité. Mais ce serait trop facile : "Où serait donc la justice ? Ce serait trop commode si la mort arrangeait tout" disent les deux anges noirs. "Ce serait très commode d'être un homme à ce compte là". Le commissaire du ciel réitérera ces reproches.



L'esthétique un peu morbide du réalisme poétique s'exprime à travers tout le film et se pose en révélateur d'un pessimisme ambiant. Pour Lang, ce pessimisme est le fruit de son exil, l'obligation de quitter son pays pour échapper à l'empire du nazisme.

La justice

Lang avait inauguré ce thème avec M en instaurant la notion de 2 justices : celle du bas (la pègre dans la cave) et celle du haut (la police de la ville). Elles avaient le même mode de fonctionnement : tribunal, avocats...Mais la justice du bas était celle des hommes et celle du haut représentait les institutions. Cette dernière est lente (la police arrive sur les lieux où se trouve M alors que la pègre a presque terminé son jugement) et injuste (la police ne voit pas le malade qui sommeille dans le criminel). La première est plus rapide mais illégale. Dans "Liliom", la police du bas est lente et injuste : Liliom attend très longtemps. Il ne peut voir le commissaire. Un baron arrive qui a tous les droits. Lang caricature la justice d'une façon magistrale. Mais la morale donnée par Liliom est exacte : "la justice, c'est une affaire de faux-col". La police du haut, celle du ciel, a, à priori, le même mode de fonctionnement que celle du bas (interdictions, timbre humide,...) mais elle est rapide (immédiateté du procès) et juste (elle se rapporte aux faits réels par le biais du flash-back imposé à Liliom, incorporant ses pensées que l'on découvre dans cette deuxième partie). La police du ciel donne à l'homme une chance de se réhabiliter. On notera l'inversion des 2 justices par rapport à M. le Maudit. La justice plus humaine (quoiqu'au pays des morts) se trouve en haut tandis que la justice officielle se trouve en bas. La justice individuelle fait appel à la conscience de l'homme. Ainsi le flash-back imposé permet à la bande son d'exprimer la conscience de Liliom que ce mauvais garçon têtu refoulera dans un premier temps, laissant libre cours à sa mauvaise foi, même si un arrêt sur image à l'écran fige la vérité. Notons au passage que cette projection
renvoie à la vidéo-surveillance de Métropolis. C'est un aspect visionnaire intéressant de ces deux films que de prédire avant l'heure l'usage qui sera fait de l'enregistrement d'images dans la surveillance des populations...



Quand Liliom acceptera finalement de donner sur terre au double de Julie quelque chose de beau, de très beau (voir comment il insiste souvent sur ces mots dans un regard pathétique), on comprend qu'il accepte de reconnaître ses erreurs. Mais, incorrigible, il se fâche. La balance de la justice a "bien du mal" à récupérer Liliom. C'est Julie qui amorcera la réhabilitation de Liliom en confiant : "oui, quelqu'un peut vous frapper sans vous faire du mal". Elle sait qu'il n'avait pas l'intention de faire mal. Julie a compris que l'incapacité à parler d'amour se transforme en violence masochiste car il souffre lui aussi (voir ses pensées : "Je me dégoûte...". Un des tout derniers plans révèlera cet amour non-dit et la tristesse d'avoir mal fait. Le plan où les larmes de Julie coulent sur les mains unies des deux femmes est lié par la bande son (petite musique aérienne au xylophone, chaque larme correspondant à une note) au plan suivant où l'on voit Liliom en plan serré, ému, les yeux humides. Cette liaison musicale suggère que les larmes qui tombent sur les mains de Julie pourraient bien être celles de Liliom. La musique se poursuit dans le plan suivant (avant-dernier plan) avec l'ajout de la grosse caisse qui rythme la progression ascensionnelle de la balance en faveur de Liliom. Le dernier plan incorpore dans la bande son le choeur pathétique des anges et une courbe de lumière atteint le paradis ou tout au moins un état supérieur : Liliom est vraiment racheté grâce à son émotion qui figure son repentir et son amour réel. La notion de conscience et de justice individuelle se retrouve dans "La rue rouge", remake de "La chienne" de Renoir où l'on dit : "Riez si vous voulez mais personne n'échappe à la punition. Nous avons tous un tribunal intérieur avec le juge et les bourreaux..." (la pègre pour M., le ciel pour Liliom)...Alors que fait-on ? On finit par se punir soi-même (le suicide de Liliom) et on ne peut pas fuir cela, jamais". Le juge du ciel représente donc l'expression de la conscience de Liliom.

La fatalité

Les actions des hommes sont déterminées par leur destin. C'est l'homme dominé par le monde. Il est le jouet des évènements.
- Ainsi Liliom est amené à se battre avec Hollinger : le couteau vient de se planter dans la pomme et inscrit le thème de la mort (La bible : "Le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort").
- Liliom doit servir d'arbître pour Mme Moscat : il perd son travail.
- Liliom est convoqué au commissariat : il rencontre Alfred qui lui sera de mauvais conseil.
- C'est Alfred qui vole le couteau mais il le place dans les mains de Liliom.
- Liliom veut confier son couteau au rémouleur, Alfred l'en empêche.
- Liliom est cerné par la police : il se tue (Notons que nous assistons à ce moment à un premier flash-back, sonore celui-ci).

Ainsi, à chaque fois Liliom est-il pris au piège. Les concours de circonstances se retournent toujours contre lui. Cette fatalité que subit Liliom est le traît d'unon avec Julie qui subit elle aussi la fatalité. Lorsque près du port Liliom discute avec les deux femmes pour savoir laquelle il retiendra, c'est une phrase de l'amie qui déclenchera son choix. Cette dernière explique à Liliom que si Julie rentre tard, ses patrons la mettront à la porte. "Moi aussi on m'a mis à la porte" rétorque-t-il. julie n'a prononcé qu'un mot en reconnaissance : "Oui". Liliom regarde Julie, fait quelques pas en avant et s'arrête. La caméra subjective nous renseigne : c'est à ce moment précis qu'il voit Julie, pour la première fois. Ce destin difficile qu'ils ont en commun consumme leur premier regard réellement amoureux. L'amie n'existe plus, d'ailleurs elle disparaît du champ. Deux plans plus loin, alors qu'ils sont tous les deux assis sur le banc, Liliom lui dit : "Nous voila pareils ce soir, à la porte tous les deux".

On couclura ce travail d'approche du film en prenant appui sur le dernier plan qui est en fait la somme des deux précédents. Les larmes et l'amour se métamorphosent en un bouquet final totalement poétique et féerique. L'émotion est à son comble et pourtant elle prend naissance dans le rationalisme de la mise en scène langienne où absolument rien n'est laissé au hasard. Ainsi de ses exigences légendaires, de son plan de travail si rigoureux naîtra ce petit chef d'oeuvre (avis généralement non partagé) où le réel se transforme en légèreté féerique.

Catherine Gheselle
10/97













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2 octobre 1997 4 02 /10 /octobre /1997 14:13

 

 

Rencontre avec Xavier Durringer à l'occasion de la sortie de son film "J'irai au paradis car l'enfer est ici".Je me souviens bien de cette interview. D'abord parce que Xavier Durringer était venu avec une partie de l'équipe du film, notamment Gérald Laroche et Jean Miez. La discussion avait été des plus intéressantes. J'avais adoré discuté avec Xavier Durringer que je ne connaissais pas alors qu'il s'était déjà beaucoup illustré au théâtre et aussi au cinéma avec "La nage indienne". Et puis il y avait tant de matière dans ce film...Je me souviens également de la présence à l'écran de Claire Keim, sombre et lumineuse à la fois.

Voir l'article ? Catherine Gheselle

Article paru dans Liberté hebdo

 

 

 

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20 août 1997 3 20 /08 /août /1997 14:02
                    Le mal et le mâââle : Vincent Cassel dans Doberman

Yan Kounen est un touche à tout. Il a le mérite de s'essayer à nombre de genres tout en laissant sa signature que d'aucuns qualifieront de systémique. Je m'explique : il semblerait que l'approche des sujets conjugue la subjectivité mais aussi l'interconnection. Bref Kounen donne son avis mais il le restitue dans le global, ne l'éloignant pas des contextes. A sa façon de voir, il s'empresse de faire cohabiter les autres façons de voir. C'est particulièrement vrai dans "D'autres mondes", travail documentaire sur les mondes parallèles qui peuvent s'ouvrir dans la cohabitation du mysticisme et de l'usage de produits stupéfiants. Ce film l'est tout autant, n'en disons pas plus pour l'instant : nous aurons l'occasion d'y revenir. Il serait tentant aussi de s'approcher plus amplement d'un travail intéressant sur le film "Le petit chaperon rouge" dans lequel le réalisateur s'amuse à gesticuler les codes dans une ambiance extrêment fantastique et poétique, pour notre plus grand bonheur.


Pour l'instant, il est question de Dobermann où une fois de plus, Yan Kounen parle de la violence...

Voir l'article ? Catherine Gheselle
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17 août 1997 7 17 /08 /août /1997 17:27

 

Interview de Marie Vermillard, réalisatrice du film "Eau douce"

A l'occasion d'une collaboration avec la revue Tausend Augen, je rencontre Marie Vermillard pour la sortie de son film "Eau douce". Un entretien très intéressant...


Voir l'interview ? Catherine Gheselle

 

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25 juillet 1997 5 25 /07 /juillet /1997 13:50

 

Interview de Robert Guédiguian, réalisateur du film "Marius et Jeannette" pour l'hebdomadaire Lillois Liberté Hebdo et le fanzine de Lille Presto!
A l'occasion de cette rencontre, Robert Guédiguian m'avait offert une petite montre que j'ai gardée encore bien longtemps après qu'elle ne tombe en panne. Le cadran était à l'effigie de Marius et Jeannette et leurs prénoms s'y inscrivaient. Un pur bonheur. D'ailleurs la vla ! Je viens de la retrouver. Passons à l'interview que j'ai réalisée en présence de mon professeur d'études cinématographiques de la Faculté de Lille, M. Alphonse Cugier.

C'est dans le cadre d'une avant-première au Métropole que Presto! a pu recueillir les propos d'un cinéaste qui nous livre une histoire attachante, de celles qu'on aimerait avoir plus souvent car, tout en pointant les difficultés de la vie quotidienne, elle éclate d'une vitalité qui faot oùbrage aux larmoiements.

 

Catherine Gheselle

 

 

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21 juillet 1997 1 21 /07 /juillet /1997 10:02

Metteur en scène et directeur d'acteurs déterminé, tel est Abel Ferrara. Il nous le prouve dans ce "Black out" avec Béatrice Dalle et Matthew Modine...

Voir l'article ? Catherine Gheselle

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25 juin 1997 3 25 /06 /juin /1997 12:59

 

 

Les Sneaker Pimps à l'Aéronef, Lille 1997 Groupe de Trip-hop particulièrement intéressant, les Sneaker Pimps ont laissé un souvenir de leur passage à Lille. Presque 10 ans plus tard, certains morceaux obsèdent encore ma mémoire.

Voir l'interview ?  Réalisée pour le journal Presto!
Interview Catherine Gheselle - pdf hébergé chez Archive-Host

 

 

 

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5 juin 1997 4 05 /06 /juin /1997 12:18

"FOOD

BREAKFAST"

DE

JAN SVANKMAJER

 

PORTRAIT D'UN DES MAÎTRES DE L'ANIMATION

On ne peut commencer cet exposé sans prendre connaissance de l'artiste Jan Svankmajer considéré comme un des maîtres de l'animation. Né à Prague en 1934, ce grand monsieur de 63 ans continue toujours inlassablement à jouer au magicien avec le réel.

"Créer, c'est résister" répondait Deleuze à la question concernant l'utilité de l'art. L'art cinématographique est un instrument de résistance entre les mains de Svankmajer. L'engagement politique de ses films lui a valu une censure importante pendant la période du communisme.

"Breakfast" fait partie des réalisations les plus récentes de Svankmajer. L'avant dernière, "La mort du stalinisme en Bohême", semble être l'expression d'un défoulement après des années de censure et d'interdits parsemée d'intéressantes réflexions sur les dessous de l'idéologie exprimées grâce à un montage alterné.

Le principe de l'animation est de donner vie à l'inanimé. Enjeu identique pour le procédé cinématographique classique qui doit recréer l'illusion du mouvement.

Svankmajer utilise dans "Breakfast" des êtres vivants. D'où le paradoxe du rôle du montage dans ce type de procédé d'animation.

 

Au sujet de "Breakfast"

 


 "Breakfast" est une des trois parties de "Food"  qui comporte également "Lunch" et, vous l'aurez deviné, "Dinner". Ce court-métrage d'animation d'une durée globale de 16 mn, réalisé par l'artiste en 1992,  semble nous démontrer qu'après la pluie ne vient pas le beau temps, qu'il ne faut pas prendre l'impérialisme américain pour le soleil rédempteur qui s'empresse de darder ses rayons sur la Tchécoslovaquie encore bien frileuse de cet après 89. Une analyse profonde du montage de "Breakfast" nous accrédite de cette impression et nous la confirmerons par l'observation des grandes lignes guidant le montage des deux autres épisodes. Mais le message n'est pas unidimensionnel, ce que nous allons également explorer.

 "Breakfast" met en scène des personnages et des objets réels. La métamorphose de leurs fonctions insuffle ce sentiment d'irrationalité propre au mouvement surréaliste. Ici le montage va lutter pour établir une impression de réel alors qu'à l'intérieur du cadre, tout fonctionne dans l'objectif de contaminer le sens même de la réalité. Cette distanciation opère pareillement chez Mac Laren et son "Neighbours" utilise également des personnages de chair et d'os.

Le cinéma d'animation provoque un décalage. Nous ne sommes plus dans la réalité mais plutôt du côté de la métaphysique, tournant le dos au solipsisme. L'homme se voit autrement. Il prend conscience qu'il peut exister d'autres représentations de l'être humain.

 

Dissection de "Breakfast"

D'une durée filmique de 5 minutes 54 secondes, cette première partie ne comporte pas moins de 240 plans, chacun variant entre 5 secondes et une demie seconde. Les plans longs sont les moins nombreux, ainsi dénombre-t-on 2 plans de 5 secondes (dont le plan final) et 2 de 4 secondes. Les plans les plus courts se trouvent en début du film ainsi les 4 plans décrits ci-dessous se trouvent aux environs du deux tiers, plus près de la fin. Le premier plan de 3 secondes, alors que les précédents ne dépassaient pas 2 secondes et demie, arrive d'une façon isolée au 46e plan, c'est à dire à un quart du film. On ne retrouve un plan de même durée qu'au 56e plan puis au 84e plan, au 91e plan. Au 114e plan, l'occurrence des plans plus longs apparaît. Ainsi 115, 116 et 117 ne sont séparés de 119 (3s ) que par 118 qui ne fait qu'une seconde. Cette alternance est d'ailleurs mise en place dès le plan 117 et jusqu'au plan 122 nous rencontrons donc un rythme de 3s-1s-3s-1s.....Voici donc une première approche du découpage détaillé complètement dans le listing ci-joint.

 

ANALYSE DU MONTAGE

 


Vu le nombre élevé de plans se partageant une si courte durée nous pouvons d'ores et déjà en déduire qu'à ce point haché le montage ne peut être transparent. Gageons que le procédé tout particulier employé par le cinéma d'animation n'épargnerait pas à "Breakfast"  la critique bazinienne car on n'y trouvera nullement de plans séquences. Svankmajer s'évertue à rétablir par le montage la continuité manquante au cinéma d'animation car il est par définition une méthode de création de mouvement "image par image". D'où l'importance du travail sur le mouvement, composante que l'on retrouve également dans "neighbours". S'efforcer d'élaborer une continuité dans le mouvement, c'est injecter du réalisme dans des images non-réalistes car privées de la fluidité du mouvement. Le montage est ici le télescopage du vrai et du faux comme le prouvent les champs/contre-champs qui opposent une figure réelle à un visage fait de pâte à modeler que l'ellipse a permis de mettre en place. En effet il y a forcément ellipse entre deux plans qu'elle soit spatiale et/ou temporelle . C'est dans la collure que se trouve l'ellipse et c'est dans cette ellipse que le trucage va assurer sa mise en place. Ainsi entre le plan 63 et 64, le réalisateur en profite pour substituer le personnage réel à sa copie réalisé en trucage (glaise ou pâte à modeler). L'ellipse est efficace et renouvelle le procédé de substitution du réel  entre les plans 64 et 65 permettant de coller au clone une langue de boucherie qui fait illusion un moment avant le retour de notre lucidité. A chaque fois qu'apparaît un trucage, l'ellipse précédente est complice (l'ascenseur, les couverts....) De même pour la scène du "coup de poing". Peut on voir ici une allusion au ciné-poing d'Eisenstein qui doit "fendre les crânes, y pénétrer jusqu'à la victoire finale...". En tous cas il est sûr que Svankmajer a ceci de commun avec Eisenstein, c'est que son montage produit des significations, qu'il n'est pas une simple succession de plans mais qu'il y a bien émulation et donc produit de tous les plans plutôt que somme. Pour en revenir au "coup de poing", le contre-champ nous surprend car il répond à une vision subjective par un geste violent, nous associant à cette acte et de plus il permet à la magie de se mettre en place. Le montage tente donc de rétablir une connivence avec le réel, nous l'avons vu, mais il pactise avec le surréel. Son jeu est double.

Alors que Svankmajer nous a habitué à la mise en place du trucage dans la collure, ayant pour effet sur le spectateur l'acceptation d'un procédé, donc par extension, l'acceptation de cette réalité truquée, il peut, un peu plus tard, agir directement dans le plan. Svankmajer a gagné notre confiance, il n'est plus obligé de "prendre des gants" pour nous faire "prendre des vessies pour des lanternes". Aussi la métamorphose se fait sans pudeur devant nos yeux préparés. La métamorphose évoque le procédé du morphing, effet numérique de transition d'un plan à un autre comme une succession de fondus enchaînés imperceptibles. Ce n'est pas la technique employée par Svankmajer qui arrive à travailler et à déformer l'image sans l'utilisation du numérique mais d'une façon fort artisanale, ayant recours à toute une panoplie d'ustensiles et de matériaux qu'il travaille de ses mains pour les détourner. Ceci est particulièrement impressionnant dans "Dimensions of dialogue".

Pour ré-inscrire une illusion de réel alors que l'animation dans le cadre produit un monde aux apparences synthétiques, Svankmajer utilise les conventions du montage classique qui ne risquent pas de heurter les habitudes du spectateur en n'apportant aucune digression dans la gestion de l'espace et du temps, en respectant le mouvement. C'est sur ce paradoxe que se construit le montage, comme si il y avait lutte entre la dimension déstabilisante qui anime le cadre et la technique du montage tentant de rétablir une certaine rationalité tout au moins une impression de continuité rétablissant ainsi la logique du mouvement que la raison attend. Il n'est donc pas étonnant que Svankmajer utilise un montage de type classique.

Le montage met en place les trucages, se posant en allié de l'irréalisme. Le montage utilise des conventions classiques pour faire admettre cet irréel. Le montage utilise à profusion le raccord dans le mouvement pour nous faire prendre l'irréel pour le réel. Déconstruction du réel par le filmage et le montage-collage, instauration de l'irréel par l'ellipse lors des champs/contre-champs, déstabilisation de cet irréel par reconstruction d'une impression de réel à travers les raccords dans le mouvement, le montage de Svankmajer joue à nous projeter dans des dimensions différentes. Tentons de disséquer l'oeuvre de Svankmajer, magicien qui semble même vouloir opérer sur nous.

           

Montage classique

 

Svankmajer utilise dès le premier plan une des règles fondamentales du montage classique : commencer la séquence par un plan large (plan d'ensemble) cadrant les deux personnages en entier ainsi que le décor environnant. Ce plan fixe est le plus large de tout le film. Le réalisateur s'amusera ensuite à découper tout à son aise un espace diégétique que nous aurons mémorisé préalablement. Cette première approche permet aussi au réalisateur de nous familiariser avec la notion de distance nous proposant de toucher des yeux ses limites. Ce n'est qu'un procédé pour nous mettre en confiance, nous le verrons plus tard.

 


Le plan 1 nous invite donc à découvrir l'espace, les actions en cours et les personnages (le personnage assis contre le bord droit du cadre, la porte s'ouvre, le deuxième personnage entre). Ce cadrage sera répété au plan 3 et au plan 5. Alors que le deuxième personnage qui vient d'entrer, et que par commodités nous appellerons B, s'avance vers le portemanteau, le plan 2 fracture l'espace diégétique pour nous offrir en plan sérré la partie haute du portemanteau. Notons que ce premier raccord se fait sous l'impulsion du mouvement, nous y reviendrons ultérieurement. De même le plan 4 (plan serré des pieds sous la table) nous donne à voir de plus près une portion d'espace que nous avions déjà repérée. Svankmajer nous installe donc dans un espace qu'il nous décrit. Il nous conforte dans une sécurité (la reconnaissance presque tactile d'éléments et de leur logique) que l'intérieur du cadre  s'évertuera à briser, ainsi cette chaise en plan 3 qui avance seule pour laisser le personnage s'asseoir.  Un peu plus loin, le cadre se resserre (29) les personnages sont aux bords du cadre. Il n'y a plus d'espace au dessus de leur tête et leurs pieds sont à moitié coupés.

Le montage classique installe avec l'image une dialectique autour du couple antinomique réalisme/surréalisme pour que le spectateur, malgré le procédé d'animation, croit à la fiction. Ainsi le spectateur peut toujours se localiser, même si la localisation est surréaliste (la cage d'ascenseur). Le montage procure un sentiment de continuité et toutes les règles du montage classique sont respectées.

 

Filiation du montage


Il n'est pas question d'établir une paternité qui figerait la démarche de Svankmajer au rang de simple copie, on l'aura compris, ni de supposer que le travail de Svankmajer est l'illustration parfaite de toute une diachronie mais juste une parcelle de cette évolution qui se nourrit du passé en lorgnant vers l'avenir. Car l'histoire du cinéma est riche et l'acte créatif compte  avec cet héritage, évoluant toujours, surpassant les bases mais ne pouvant les renier. On ne peut que penser d'emblée à Méliès qui permit au montage de s'allier à la magie, pointant du bout de l'oeil le surréalisme avant l'heure, affectionnant tout comme Svankmajer la transformation des personnages. Méliès utilisait déjà le trucage par arrêt de la caméra. Svankmajer s'en sert pour donner l'illusion du mouvement sans le filmer. La caméra n'enregistre que le résultat d'un déplacement. Le montage est à ce niveau considéré plus comme un collage. Les plans sont réajustés et collés bout à bout. Nous le verrons, le montage a ici un autre rôle plus important.

Du côté de la FEKS on trouvera un esprit commun  dans cette volonté de s'éloigner du réel et de refuser tout emprisonnement de la logique. La déstabilisation de l'oeil, entre un univers (spatial et temporel) logique et des situations illogiques, entre un objet connu placé dans des dimensions incongrues, entre un corps humain et sa fragmentation ainsi que sa transformation en machine (nous ne sommes pas loin non plus du montage de Métropolis) sont autant de pratiques chères à la FEKS  que nous retrouvons ici. Signalons aussi que s'élevant au delà de la monstration, le corps et le visage font part d'une gestuelle stylisée et d'une charge mimique, tant de caractéristiques empruntes à la tradition du burlesque et plus précisément du burlesque muet. Les personnages de ce petit film n'ont pourtant rien à envier à ceux de Méliès car ils deviennent malgré tous les efforts du montage de purs éléments figuratifs au même tître que le décor ou les mouvements et par "figuratifs" nous n'entendons pas "qui représentent la forme réelle des choses" mais "qui s'attachent à représenter la forme visible des choses".

Svankmajer vide toute composante de son signifiant. Tout comme chez Chaplin apparaît la logique de l'absurdité qui est de prendre le normal comme absurde et de baser également le comique sur la répétition. Svankmajer en caricaturant le normal le pousse à outrance du côté de l'absurdité.  "Breakfast" donne à lorgner du côté des "temps modernes" car il s'agit aussi  d'épingler  un fait de société, en l'occurrence la mécanisation et la déshumanisation qui s'en suivent.

Si Chaplin épingle plutôt l'individu, Svankmajer pointe la masse et se rapproche donc de la démarche de Medvedkine.

A travers les rares déplacements de la caméra de Svanjmajer, on sent la volonté d'évoquer le passé ou le cinéma n'arrivait pas encore à se détacher du théâtre.

Ici, comme dans "le bonheur", les objets ne sont pas donnés pour eux mêmes, comme simples objets, mais comme représentations de ces objets.  Medvedkine trompe nos yeux en s'alliant avec le montage pour "enchanter" le réel comme possibilité de jouer avec le temps et l'espace (l'ellipse comme alliée du trucage).

Svankmajer met également en place un rituel jusqu'à l'épuisement de son sens. Dans "le bonheur", la place des personnages évolue. Celui qui observait était avant observé inscrivant le cheminement  de la manipulation. Cet espèce de chassé-croisé qui menait chez Medvedkine à l'ambivalence animal/homme fait ici place à une ambivalence machine/homme. Bien que les procédés de filmage soient évidemment différents, on retrouve une volonté de montage qui joue énormément sur le visuel et non pas dans une intention démonstrative, tels le démontrent les changements brusques de points de vue opérant comme d'autres ciné-poings.

On peut dire qu'il y a une espèce d'homogénéité stylistique formant un tout compact (de la "pâte visuelle" dirait Averty) confondant réel et irréel, conférant aux images un statut ambigu.

"Dans les films futuristes entreront comme moyens d'expression les éléments les plus divers de la tranche de vie réelle à la tâche de couleur,...., de la musique chromatique et plastique à la musique des objets...." L'art des bruits est une dimension qui ne laisse pas Svankmajer indifférent. Les objets quotidiens subissent des "disproportions cinématographiées" pour reprendre les théories futuristes italiennes traduites par Dominique Noguez. D'ailleurs il n'est pas étonnant que Noguez se soit également penché amplement sur le cinéma underground, ce dernier ayant bénéficié de l'apport des futuristes. C'est entre ces deux dimensions que l'on peut situer la démarche de Svankmajer. Bien sûr il y a ici une volonté de narration même si elle n'est pas verbalisée (les mouvements et les bruits remplacent tout discours) mais la plupart des oeuvres de Svankmajer semblent ignorer les conventions classiques du récit.

C'est le contact des images entre elles qui donne une signification. Par la juxtaposition des plans le sens s'impose, libéré grâce au pouvoir liant et amplificateur du montage. Ainsi l'illustrait Epstein : "La valeur du montage repose beaucoup moins sur chacune de ses images que sur le rapport de ces images entre elles". Svankmajer fut également attiré par Poe d'où sa version de "La chute de la maison Usher" qui porte le même titre. Le "rapport" pour Epstein rejoint la définition d'Eisenstein d'un montage plus produit que somme.

 

De l'utilisation du gros plan...

 


La monstration, tendance rappelant les travaux des primitifs mais aussi ceux du cinéma expérimental, cible les gros plans de monticules sur le sol et nous avons nettement l'impression que Svankmajer "nous met le nez dedans" notamment par l'abondance de ces plans  et bien sûr par leur valeur. Le gros plan ne laisse pas le choix à notre oeil.

Ces déchets n'ont pas été visualisés auparavant et le fait de les découvrir en gros plan leur confère une impression d'autonomie. Cette remarque est particulièrement vraie dans les gros plans suivants, notamment ceux de la poubelle. Les gros plans de déchets et de poubelle introduisent d'emblée la notion de va-et-vient,  prélude au rythme qui suivra.

Le montage, ayant tout d'abord associé à un plan d'ensemble des parties de ce plan, avait créé une continuité spatiale soudainement stoppée par l'apparition de ces gros plans. Le spectateur est désorienté. D'autant plus que le terme monstration est ici galvaudé car on sent bien que Svankmajer emmène notre oeil par le biais de la caméra et du banc de montage. Il n'est plus question de monstration mais au fur et à mesure de l'apparition des gros plans d'une volonté d'aller au delà des simples apparences frisant la provocation et l'inquiétude.

Nous avons parlé de la distance que Svankmajer s'exerce à apprivoiser pour nous prouver sa docilité et son innocence. Une fois le procédé adopté, un travail radical sur la distance  lui restituera plus de droits qu'il n'est légitime et cela est particulièrement sensible sur les gros plans de visage, là où d'habitude une certaine barrière est préservée, celle de la sphère du privé que la caméra transgresse nous donnant à voir ce qui est difficilement cernable : les sentiments et les pensées qui passent sur un visage. Le gros plan du visage du personnage B a ceci d'Eisenstein qu'il nous donne l'impression que le personnage va craquer. Le visage devient réellement une plaque sensible sur laquelle va refléter son environnement. Le terme de "microdramaturgie" n'est pas exagéré. L'autre travail sur la distance consiste à en fausser l'appréciation. Ainsi la série des plans 12-13-14 donne à voir par la vision subjective du personnage B en TGP, GP et PR le contenu de la poubelle qu'il ne peut normalement pas voir aussi nettement de l'endroit où il se trouve. Le premier gros plan des instructions (24) donné en vision subjective est une tentative d'approche de cette distance avec recherche de mise au point pendant le zoom optique de la caméra mais aussi vision subjective du personnage B atteint de myopie. Le plan subjectif nous associe à ce problème visuel, dénonçant ainsi notre voyeurisme. Quand l'image est floue, nous ne voyons pas bien et pouvons donc supposer que notre vue est floue. Svankmajer nous rassure en montant directement derrière ce plan la même scène que nous observons de profil et avec le recul nécessaire pour nous rassurer quant à notre vue.

Le gros plan permet de fragmenter l'être humain. "Maintenant la tragédie est anatomique" avait dit Epstein à ce sujet. La déshumanisation est donc pointée par le montage. Le premier gros plan (4) nous donne à voir les pieds de l'homme tout à fait conformes à l'anatomie humaine, ce que le mouvement saccadé de sa démarche ne nous laissait pas envisager. Le gros plan ôte le doute et ré-instaure la notion de réalité tout comme pour la tête du personnage A que l'on prend pour une mécanique. Peu à peu le gros plan mimétise l'homme en machine : le nez équivaut à un bouton de commande, la langue est réceptacle de monnaie, l'oeil est le bouton d'appel du monte-charge, la colonne de ce dernier n'est rien moins que l'intérieur du corps humain. Nous ne sommes plus face à des parties d'un être mais face aux instruments de commande d'une machine.

Le gros plan des doigts du personnage B dans les cheveux du personnage A nous laisse visuellement palper ce cuir chevelu sans aucun doute sur son réalisme. Ce type de gros plan, faisant usage des doigts ou de la main, est très courant. Tout comme le regard, la main est un élément qui fracture et incite au montage. Elle est prétexte à un nombre de raccords dans le mouvement impressionnant. C'est d'ailleurs elle qui entraîne le regard. Lorsque la main pousse les déchets vers le sol, le regard la suit, découvre le sol et interroge alors les autres dimensions. Pratiquement à chacune de ses apparitions, la main enclenche une action qu'elle conclut dans le plan suivant. Ce rituel est vrai jusqu'à ce qu'il ait vidé le signifiant main de tout son sens et, alors qu'elle devient inerte, jusqu'à contaminer le deuxième personnage. Ce dernier transfère son inertie et la réanimation du cycle s'enchaîne par l'utilisation d'un gros plan réveillant cette main endormie qui se met soudain à frétiller, rendant à l'homme son apparence humaine. Ainsi le doigt pointe à plusieurs reprises les instructions en vue subjective. Nous habituant à ce principe de loupe sur le réel que nous avons pu juger comme fiable, le gros plan va tenter de nous tromper en nous donnant à voir une langue réelle (66) mais qui n'est pas celle du personnage A car démesurée . L'apparition de cette langue disproportionnée dans ce visage en métamorphose ne peut que nous surprendre car Svankmajer nous avait habitué au principe de tenir pour vraie toute partie du corps vue en gros plan (voire même confondre la partie pour le tout ce qui est particulièrement repérable pour les gros plans de la main). De fait, c'est plutôt la présence de l'argent qui nous contrarie. Notons que le gros plan de cette langue rappelle son emploi dans les films "gore", à savoir une alternance du gros plan (le détail de l'horreur) et du plan moyen ou du plan d'ensemble, ce qui permet au spectateur de prendre le recul nécessaire pour appréhender l'action. La dialectique réalisme/surréalisme du montage opère un renversement que nous ne remarquons pas tout de suite et qui est certainement amorcée avec le gros plan du doigt pointant les instructions. Nous voyons bien le doigt mais les instructions sont illisibles.  Les gros plans concernant le doigt dans l'oeil (78-79) entrent dans une logique différente car ils sont associés  d'une part à une vision subjective et d'autre part à l'utilisation d'un contre-champ.  Mais le point de départ de cette série de plans relève bien du même principe. Ce que l'on peut remarquer est que le gros plan pointe ici une relation de cause à effet.

Le gros plan de la lecture des instructions (24) est l'occasion de la mise en place d'un rituel que la répétition tend à rendre insupportable. En effet, cet enchaînement que le personnage B va reproduire quatre fois (Lecture impossible, mise en place des lunettes, lecture possible, rangement des lunettes, actions) prouve que l'homme ne mémorise pas, bref qu'il ne se forge pas une expérience et que donc il reproduit les mêmes erreurs.

 


... à celle du champ/contre-champ.

Si le montage permet de mettre en place les effets spéciaux, c'est en épuisant les ressources du champ/contre-champ. Comme nous l'avons vu précédemment l'ellipse contenue entre ces deux figures permet de transformer le réel. Le champ fait l'ellipse du contre-champ et vice-versa.

Le plan 33 semble vouloir amorcer une logique de champ/contre-champ. Le champ nous donne à voir le personnage B regardant en direction de A qui est cadré tête en amorce bord cadre bas de dos. Le contre-champ se fait attendre car 2 plans suggèrent que le personnage B doit mettre ses lunettes pour nous donner à voir le contre-champ. Or que se passe-t-il après que nous ayons attendu ? Le contre-champ semblant ignorer le personnage A nous affiche le gros plan des instructions, net cette fois-ci, raccordé dans le mouvement du doigt qui bénéficie encore de la primeur du gros plan. Le vis-à-vis de cet homme n'est pas un autre homme mais un mode opératoire !

La relation champ/contre-champ s'instaure en opérant un cloisonnement entre les protagonistes. Les personnages sont tout d'abord vus ensemble dans le même plan. Nous pouvons supposer que ce procédé n'est pas mis en place pour nous aider à les situer car nous connaissons l'espace. Effectivement le champ/contre-champ est bien révélateur d'un certain niveau de relation entre les protagonistes et d'ailleurs on notera que le champ appartient toujours au regardant, à l'exploitant tandis que le contre-champ, espace subalterne dans cette rhétorique, abrite le regardé, l'exploité du moment. Ce niveau hiérarchique est particulièrement sensible dans les épisodes des coups de poings et des doigts dans l'oeil. Il est vrai qu'à ce moment on oppose toujours au champ un contre-champ plus serré (voir un gros plan) qui rend particulièrement sensible la zone inquiétée. Le contre-champ est maltraité et sa souffrance nous est donnée à voir à la loupe. Nous savons que le niveau hiérarchique va s'inverser (le champ restera néanmoins toujours dominateur) aussi nous pouvons supposer que ce plan d'ensemble amorçant une série de champ/contre-champ n'a pour ultime fonction que nous rappeler l'égalité des deux hommes et abolir toute notion de hiérarchie. L'homme A est esclave de l'homme B, l'homme B est esclave de l'homme A, donc l'homme est esclave de l'homme.

 


Le hors-champ

Dès le premier plan nous constatons que le hors-champ latéral gauche se trouve derrière une porte. Par contre le hors-champ latéral droit débute derrière le dos du personnage, nous interdisant presque d'envisager une continuité spatiale. Généralement le regard "off" désigne un hors-champ que le plan suivant nous donne à voir (7, 12) en plusieurs variations (8-9/13-14/..). Le raccord point de vue est dans ce cas utilisé. Le regard subjectif du personnage B (20) scrute avec tant d'insistance le hors-champ dans lequel nous nous trouvons qu'il nous dérange et que ce hors-champ devient inquiétant. Pourtant nous savons que ce regard hors-champ désigne une partie que nous avons déjà vu. C'est parce que le personnage vise directement l'objectif nous regardant et non ce qu'il y a derrière la caméra. Le hors-champ nous est dévoilé d'emblée par un très gros plan du deuxième personnage qui renforce le climat d'inquiétude (20-21). Le hors-champ latéral droit nous est révélé lorsque le personnage A se transforme en mécanique. Le hors-champ est une dimension fort fluctuante qui varie en fonction des caprices de la caméra. Aussi ce hors-champ se trouve maintenant au fond du cadre (il conviendrait donc de ne plus l'appeler hors-champ puisque ce terme désigne ce qui n'est pas vu). Comme pour le latéral gauche, il s'agit d'une porte. Décor identique qui nous est donné à voir presque simultanément par un mouvement du personnage B raccordé dans le mouvement à l'espace côté gauche. Lorsque le personnage A sort du cadre par la droite, il ne nous permet pas de voir le hors-champ. Un troisième personnage entre et le personnage B ferme maintenant le cadre au bord gauche comme le faisait avant lui le personnage A.

 

Les plans cut

Il n'est fait usage d'aucun moyen de transition de type fondu, volet, filage ou fermeture et ouverture à l'iris (sauf le fondu au noir de la fin, genre de point final en suspensions évocatrices). Ce genre de ponctuation est un moyen de transition fort usité dans le cas d'espace-temps non contigus. Ici, son absence renforce  un indice de continuité.

"Breakfast" étant d'une linéarité et d'une continuité évidente, absence d'ellipse temporelle ou spatiale, on comprendra aisément que Svankmajer n'ait pas joué des artifices de ces figures de transition.

 


Le raccord dans le mouvement

Comme il est pratiquement le principe de montage du film, nous avons déjà eu l'occasion d'en rendre compte à maintes reprises. L'étude du listing ne laisse aucun doute sur sa suprématie. Ce parti pris particulièrement prégnant assure au film sa continuité et son homogénéité. Les deux premiers raccords se signent de cette technique. En se mariant au raccord de point de vue, le deuxième raccord dans le mouvement prolonge et souligne l'effet de causalité qu'il met en place. Le mouvement n'est jamais gratuit, il n'existe que dans le cadre d'une relation de cause à effet mue essentiellement par la necéssité de l'alimentation.

Le raccord dans le mouvement rend à ce dernier sa fluidité, nous l'avons dit, mais il sert également à accuser l'immobilité du deuxième personnage. Car deux personnages ne peuvent être mobiles ensemble dans le même plan. Même les raccords dans l'axe se font également dans l'esprit de continuité du mouvement. Lorsque le personnage ôte ses lunettes de sa poche nous attendons un raccord dans l'axe. Le plan suivant ne se raccorde pourtant pas dans l'axe mais la continuité du mouvement nous oblige à ne pas penser faux-raccord. Le raccord dans le mouvement tend à rétablir une impression de réalité mais d'une réalité en soi problématique. Ainsi le raccord dans le mouvement associe un plan sans effet à un plan avec effet, créant  un lien intime entre réel et surréel (liaison du plan 63 et 64 par exemple : l'homme tend le bras en 63, le mouvement est rattrapé par le raccord en 64 dans le visage transformé du personnage A) et également entre surréel et réel (67 à 68).  

 


Le raccord point de vue

Les plans subjectifs sont aussi nombreux que les plans en pôle narrateur (62 plans pôle du personnage A, 40 du personnage B, 20 du personnage C contre 128 plans en pôle narrateur). Les hommes regardent leur entourage semblant y attendre des réponses. Ces raccords point de vue font souvent entrer la main comme une partie autonome (plan subjectif 7). Les plans subjectifs sont souvent déclinés en 3 autres points de vue (7-8-9/12-13-14/...) et même parfois en 4 (16/17/18/19). Les premiers raccords points de vue lient des tas de déchets. Ce type de raccord va donc nous faire découvrir l'endroit, instaurant une continuité spaciale qui inscrit l'environnement de nos personnages, comme si leur vision clôturait l'espace. Les plans 17 et 18, raccords point de vue (avec variations de cadre) du plan 15 nous donnent à voir des petits traits sur un mur (On retrouve cette même indication de la trace laissée dans "The Flat" mais les traits y sont remplacés par des noms). L'espace est donc bien clos car ce graphisme ramène à l'univers de la prison.

Les raccords point de vue suivant directement un regard caméra ont pour but de nous décharger du sentiment de voyeurisme induit par le regard direct du personnage en notre direction. Ces plans nous déroutent généralement, d'autant plus qu'ici, cette "image que je regarde qui me regarde" fluctue toujours entre leurre et réalité. Elle devient soudain d'une plausibilité qui nous effraie, basculant soudainement nos convictions, semant la confusion entre chair humaine et pâte à modeler. Forcément, le plan associé par le raccord point de vue ne peut que nous sortir de cette angoisse brève mais intense. L'image ne me prenait pas à témoin, en atteste le plan du personnage regardé, écho de ce regard caméra. Cependant, ne sommes nous pas néanmoins déçu que ce raccord point de vue souligne, en nous évinçant, que nous sommes bien spectateur et qu'il s'agit d'une fiction ? Situation paradoxale s'il en est.

 

Le raccord dans l'axe

Le plan 30 est un gros plan de la main du personnage B dans sa poche. Ce plan va être décliné en 2 autres points de vue différents cadrés en très gros plan, montés avec le respect de la règle des 30°. Noël Burch pense que ce genre de composition  prises sous des angles différents s'apparente à la volonté du cubisme de donner à voir plusieurs perspectives à un même moment. L'alternance et la brièveté de certains plans  peuvent illustrer ce point de vue.

Le raccord dans l'axe est utilisé lorsque le personnage C entre la main dans la bouche du personnage métamorphosé B. Nous passons ainsi d'un plan moyen à un plan plus serré pour observer de plus près l'aspect irréel de notre personnage qui de plus a un bras dans la gorge à ce moment précis. Par ce simple et innocent raccord dans l'axe, Svankmajer introduit d'autres plans plus serrés : le plan de la langue laisse supposer qu'elle est vraie. Le gros plan de la bouche qui suit nous suggère que nous nous sommes trompés, que nos yeux nous ont trompés (que "notre oeil y voit mal"), ce visage est tout à fait normal par la texture de la peau.


LE SON

 


Le verbal

L'absence de verbal prive les personnages d'une partie importante de leur identité humaine. Ils ne sont pas des individus mais une masse muette contrainte à utiliser le mouvement pour nous parler, d'où l'importance du montage son et image en matière de modalités discursives. En fait cette gestuelle et les bruits qui en émanent représentent plus une utilisation de codes réduits à leur plus simple expression qu'à un langage à proprement parlé.  L'absence de dialogues prive également les personnages d'un pan significatif de leur identité culturelle.

 

Arrière-plan sonore

 


L' arrière-plan sonore est constitué de deux pistes sons ne nous parlant pour ainsi dire pas. L'ambiance qu'elle dégage tendrait plutôt à nous éloigner de l'image. Elles fonctionnent comme sons d'ambiance et rien dans l'image ne les justifie. Ceci dit ce "surround" permet tout au moins de renforcer l'impression de continuité  temporelle et même de délimiter une unité de temps. L'une et l'autre de ces pistes lient les plans par leur ambiance.

La bande musicale peut aussi rappeler que le cinéma muet a toujours eu besoin d'un accompagnement sonore. Cette piste est doublée d'une autre piste sonore composée de bruitages d'ambiance urbaine. Elle renforce l'aspect irréel. Pourtant, et parce que ses composantes sont identifiables, ce continuum sonore atteste aussi d'une réalité connue de nous. Nous sommes donc manipulés entre réel et irréel. La particularité de cette bande sonore réside dans son intensité fluctuante annexant ou désannexant quelque ou toute partie de l'une ou l'autres des deux bandes son de l'arrière-plan sonore par une baisse sensible du volume, parfois jusqu'au niveau zéro. Ce procédé s'inscrit d'une façon presque invisible et ne déstabilise pas la délimitation de cette unité temporelle évoquée plus haut mais il est quand même assez présent pour surprendre l'attention du spectateur lorsqu'il ré-inscrit, sans aucun rapport de causalité, une partie de ce background musical qu'il avait avalé auparavant dans la même absence de rapport conséquentiel. L'invisibilité de ces sources sonores créent un manque à voir qui, posant un aspect énigmatique, renforce l'intérêt du spectateur.

Il ne semble pas y avoir de hiérarchie sonore entre ces deux pistes. Néanmoins on notera la primeur des bruitages sur cet arrière-plan sonore qui s'efface de lui même pour leur laisser place.

 

Les bruits

Les bruits urbains ont été traités ci-dessus, nous n'y reviendrons donc pas.

Les bruitages occasionnent un gain de réalité fort important. Dès le début les bruits sont identifiables comme correspondant à la source visuelle, même si la mouvance de cette dernière semble illogique. La source sonore se trouve toujours dans le champ. Le grincement de la porte qui s'ouvre est un bruit que nous connaissons tous. Fermons les yeux, nous pouvons identifier ce bruit. Cette fonction d'attestation du bruitage est loin d'être une règle pour Svankmajer et la même porte dans "The flat" sera associé à un son incongru (une cloche pour une poignée de porte). Cette absence de congruité a bien sûr une incidence sur notre façon de percevoir le référentiel.

Le frottement des chaussures sur le sol étant mi-congru ne bénéficie pas de cette même logique. Il faut voir l'image pour accepter le bruitage associé car le côté fantastique du mouvement nous fait douter du bruitage. Or, le côté incongru vient ici de l'image et non du son. Les deux éléments, sonore et visuel, finissent par s'équilibrer et par nous rendre la situation plausible. La chaise s'écartant seule du personnage nous intrigue mais le bruit des pieds de cette dernière frottant le sol nous rassure car il est familier. Comme Svankmajer a respecté la synchronicité du bruitage, l'impression de réalité s'en trouve étoffée. Les déchets tombant par terre font écho d'une matérialité usuelle, celle du sol et de la légère réverbération de la chute due justement à une hyper-réalité de ce contact déchets-sol. On trouve exactement le même effet dans "Lost highway" de David Lynch où le bruit des pas d'un personnage sur les marches d'un escalier en béton semblent tellement refléter la matérialité que tout le reste n'est qu'abstraction.

Le doigt parcourt les instructions et nous rend particulièrement sensible à l'absence du toucher car nous entendons le doigt glisser sur le papier et ce bruit est tellement sensuel qu'il nous plonge au coeur du réel. Ici les bruitages semblent vouloir combler l'absence de certains sens comme le toucher, le goût et l'odorat pour entrer dans le coeur de la matérialité. Récemment, nous avons pu remarquer cette même volonté chez Claire Denis. Son film "Nénette et Boni" utilise une bande-son où les bruitages sont très importants. La musique passe en second plan sonore mais est toute aussi importante que le reste de la bande-son qui, comme une veine, fait fusion avec la chair filmique.

L'importance des bruitages dans "Breakfast" réside dans le fait qu'ils ne font plus qu'un avec l'image et lui donne ainsi une authentification. Bien entendu il s'agit d'une combine dont Svankmajer nous nourrit pour mieux nous induire plus tard dans l'erreur. Ainsi peu à peu les bruitages usuels vont être remplacés par des bruitages de mécanique que revêt une fonction corporelle. Par le bruitage et progressivement Svankmajer nous soumet un homme réduit à une idée de machine, de rythme mécanique, de rouage d'un tout automatisé qui pointe l'absence d'individualisation. Le plan ou le personnage frappe avec sa monnaie sur le crâne du second fait résonner un genre d'écho qui laisse présager du vide qui y règne.

Le bruitage se superpose à l'idée de mouvement. En assurant sa continuité sonore, lors d'un raccord dans le mouvement par exemple, il nous donne l'illusion d'une fluidité, gommant la gêne visuelle du changement de plan. Le passage du plan 24 au plan 25 se fait par les bruitages qui nous indiquent un mouvement de va et vient; le plan 25 illustre et confirme ce mouvement par la vision subjective à travers le zoom. Svankmajer produit une impression de raccord dans le mouvement alors qu'il s'agirait plus précisément d'un raccord sur l'illusion de mouvement aidé en cela par la continuité sonore provoquée par le frottement de la veste du personnage B sur la table, du mobilier qui grince au fil de ses allées et venues sur le bois.

Le bruit comble l'absence de verbal. Les personnages nous parlent avec leurs mouvements mais aussi avec leurs bruits. Dans son article intitulé "L'art des bruits chez Tati", Laurent Jullier ne souligne-t-il pas que "le bruit est non seulement digne d'être lu comme un objet esthétique, mais il est digne d'être le support d'un langage. Il sert à communiquer".

Le silence

Même si les personnages ne parlent pas (encore qu'un éternuement et une éructation illustrent les  personnages, ils ne sont pas vraiment muets), leur gestuelle provoque un ensemble de bruitages qui fait parler leurs corps. Le silence ne peut s'installer car même en l'absence de ces bruitages, l'espace est occupé par l'arrière-plan sonore.

Point de silence et donc absence de silence (nous parlons de vrai silence, c'est à dire annexion des bandes sons. On sent parfois la présence d'un silence plateau qui n'est pas un vrai silence), voici ce qu'il convient de pointer. L'absence de silence par la mise en place d'un brouhaha constant équivaudrait à une contamination sonore de la plage réflexive, une nuisance intellectuelle.

 


Le rythme du montage

Il va de soi que tout participe au rythme du film : la gestuelle dans le cadre, la dynamique des plans entre eux, la bande-son, les formes directrices contenues dans les plans, les associations de couleur, les associations sonores, autant d'éléments qui instaurent une cadence. Il va sans dire que la durée des plans combine également cette rythmique (voir le graphisme latéral du listing).

 


L'alternance des mouvements de caméra

Le zoom optique du plan 24 est la consécution du mouvement engendré par le personnage B en plan 23 qui s'avance direct vers la caméra. C'est le premier "mouvement d'appareil" car auparavant nous n'avons eu que des plans fixes même si il y a quelques discrets effets de plongée (vertigineux par contre pour les deux plongées de l'ascenseur) ou de contre-plongée pour les gros plans indicatifs de l'environnement. Ceci dit, le zoom n'étant pas considéré comme une mobilité de la caméra, on ne pourra parler que d'illusion de mouvement. On constate que globalement la caméra ne varie pas. Quelques séquences, nous l'avons évoqué, sont prises sous différents angles (30-31-32) mais ce sont toujours des plans fixes, très courts, montés cuts pour les alternances de gros plans ou raccordés dans le mouvement comme ici, ce qui donne l'illusion d'une mobilité de la caméra. On notera cependant la présence d'un panoramique (218) qui atteste d'une volonté d'aller plus vite. Il s'agit en effet de la prestation du personnage C, sensé représenter une rapidité qui fait défaut au personnage B.&

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5 juin 1997 4 05 /06 /juin /1997 11:25

Les structures du récit sont ce que les fondations et la charpente représentent pour la maison et l'architecte ne saurait s'en passer. Mais le poète,  pourtant autre bâtisseur, du château en Espagne jusqu'au gratte-ciel "qui hante la tempête et se rie de l'archer" (Baudelaire), n'a pas à s'inquiéter de ces piliers car son ambition est tout autre : déconstruire la réalité. Méliès, puis plus tard Bunüel sont, tout comme Baudelaire, les créateurs de nouveaux mondes qui s'enfuient de la rationnalité terrestre. Ne faut-il pas "avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile filante ? " (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra).

DU RECIT ECRIT AU RECIT FILMIQUE

de la structure du conte....

 


" Oh quel pouvoir ont les humains de se forger des mythes" Freud


Les études qu'a faites Vladimir Propp vers 1930 lui ont permis d'analyser la structure du conte qui, pour lui, ne varie jamais quant à sa trame car elle est constituée par les mêmes "invariants", c'est à dire les paramètres constituants du récit. Il s'agit généralement de fonctions du type : -La transgression de l'interdit, la réaction du héros, la réception de l'objet magique, le combat, l'agresseur est puni, le mariage ou la vie heureuse pour le héros. Toujours d'après lui, cette structure est universelle. Mais c'est parce que Propp a préféré faire une étude des fonctions plutôt que des motifs, des codes pouurait on dire, qu'il en arrive à une approche structuraliste du conte. C'est parce qu'il néglige l'axe paradigmatique qu'il en arrive à cette conclusion. Il ne prend donc pas en compte la notion de double fonctionnement des signes et, de par son approche uniquement syntagmatique, il n'envisage que la consécution linéaire. Au cinéma, il est impossible d'analyser le texte filmique d'une façon uniquement séquentielle (je reprends ici la signification première de suite ordonnée d'éléments) car il faut tenir compte d'un ensemble de paramètres tels le son, l'image, etc... qui s'indexent entre eux. L'interaction syntagme/paradigme peut ainsi s'effectuer mais cette lecture n'est pas suffisante car il faut aussi compter sur la particularité culturelle de chacun pour donner à cette interaction toute sa signification.

 

.... au texte en général.

" Le texte, (dit Roland Barthes dans S/Z, son premier livre) (est) dans sa masse, comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères; tel l'augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d'y observer la migration des sens, l'affleurement des codes, le passage des citations." Alors qu'il parle ici du récit écrit, Roland Barthes dessine néanmoins entre les lignes un lien avec cet autre espace contenu derrière cette "fenêtre ouverte sur le monde", j'ai nommé ce ciel écranique à géométrie tout aussi rectangulaire que celle du livre, ce tabernacle de l'histoire en devenir, en devenir car c'est le lecteur et le spectateur qui la produisent. Le lecteur/spectateur est donc bien l'auteur de sa propre perception. Ainsi le narcisisme est un autre trait commun car le sujet est autant le fruit de la création de l'auteur que celle du lecteur/spectateur.

Un récit écrit est composé de mots . Mais les mots ne suffisent pas. Ou au contraire ils suffisent trop. Voilà comment lorsque l'on veut signifier le silence par l'écriture on substitue une absence à un remplissage provoquant donc un paradoxe entre signifiant et signifié. En effet, on écrit "Il y a du silence" et en remplissant la ligne on fait fi de tout silence textuel. L'image, elle, et parce qu'elle comporte une dimension sonore, exprimera clairement cette absence. Le silence, du non-bruit, est perceptible en tant que tel. Cette bande-son fait intervenir la notion du rythme, qui existe certes dans le récit écrit, mais qui est ici plus prégnante étant donné qu'elle n'en est pas le seul acteur, ce serait sans compter sur le montage. On constate à nouveau que les divers paramètres audio-visuels provoquent une sémiologie différente. La combinaison de ces divers paramètres produit le récit filmique. Comme le dit François Jost, "la structure narrative n'est pas un point de départ mais une construction constante du spectateur".


PIEDS DE NEZ AUX STRUCTURES DE RECIT CLASSIQUES

 


Lorsque l'on étudie les travaux des nombreux thérociens s'étant approché de la structure narrative, on constate d'emblée que ceux-ci ne se sont jamais confrontés aux formes dites abstraites. Très peu de narratologues et autant de sémiologues se sont risqués à étudier les structures des récits s'éloignant de la forme classique. On peut néanmoins citer Dominique Noguez pour ses travaux sur le cinéma expérimental. Comme il l'indique dans l'ouvrage "25 ans de sémiologie" paru chez CinémAction, "la sémiologie semble entretenir avec le cinéma expérimental à peu près le même genre de rapports qu'un canard avec une brosse à ongles". C'est à dire que dans le meilleur des cas, si le canard se met à couver la brosse, celle çi restera indifférente commente encore Noguez (ceci dit c'est la cane qui couve et non le canard, comment veut on que la théorie avance si on pose dès le départ des postulats erronés ?). La sémiologie est effectivement essentiellement narrativiste, voire comme exemple le plus prégnant, celui de la grande syntagmatique de Christian Metz. Ainsi il écrit en 68 dans "Problèmes de dénotation" que "le cinéma, qui aurait pu servir à de multiples usages, sert en fait le plus souvent à raconter des histoires, au point que même les films théoriquement non narratifs (....) obéissent pour l'essentiel aux mêmes mécanismes que les "grands films". Le cinéma des avant-gardistes, comme par exemple celui de Svankmajer serait donc considéré comme une pustule du grand cinéma américain ? Evidemment, il n' en est rien et nous allons le démontrer. Ce pied de nez Svankmajerien à la théorie metzienne est particulièrement analysable dans "Food", triptyque qui mêle animation de personnages réels habités par la transformation du procédé d'animation et la mise en place de trucages ainsi que manipulation d'objets ôtés de leur contexte usuel et qui dénonce justement un certain impérialisme contre lequel le réalisateur, à force de déconstruction narrative, lève la vox clamantis in déserto (voix de celui qui crie dans le désert. Ces paroles de Saint Jean-Baptiste défendant son Messie sont plus largement appliquées à ceux qui parlent et ne sont pas écoutés), celle des cinématographies des pays de l'Europe de l'Est rendues muettes par une des censures les plus importantes à l'heure actuelle, je veux parler bien sûr de la censure économique. Parce que le cinéma de Svankmajer s'éloigne des structures "de l''espèce du cinéma narratif-commercial" et des codes mis en place par la sémiologie, il est considéré, au même tître que d'autres travaux surréalistes ou underground, comme un genre à part entier. Mais absence de structure narrative ne dit pas absence de narrativité. Il y a plus à proprement parler une réflexion sur le signe (voir Freud et Lacan dans "Le signifiant imaginaire"), une importance du montage et, en l'absence des 5 piliers constitutifs du récit, une présence souterraine et néanmoins englobante de la Figure chère à Tarkovsky.


Projection de "2 hommes et une armoire" Roman Polanski





On constate l'absence d'un incident déclencheur. Le film n'est bâti que sur une avalanche de complications progressives. Le début et la fin ne servent qu'à renforcer l'impact de la Figure : l'absurdité de notre monde.

Le film abstrait est, comme le dit Noguez : un cinéma "qui demande plus à être vu qu'à être lu" qui ne peut donc être réduit à une approche sémiologique. "Un os pour la sémiologie ?" déclare Noguez, "celle çi, en bonne chienne, ne peut que se réjouir de trouver de nouveaux os à ronger". Comme si ces cinémas différents n'étaient que de vulgaires miettes.... mais si Noguez ironise, ce n'est certes pas à l'encontre des structures dysnarratives ou non-narratives car il n'ignore pas qu'elles peuvent néanmoins comporter tout un "réseau thématique sous-jacent" (expression empruntée à Dominique Chateau dans "Méthodologies pour des films improbables. Avec François Jost, ils constituent les deux exceptions à la politique du "canard et de la brosse à ongles" exposée par Noguez, autre théoricien ne renonçant pas à cet "os pour la sémiologie").

de la non-narrativité à la dysnarrativité

Il conviendra ici d'éclairer ces structures abstraites que l'on rencontre dans le cinéma underground, le cinéma d'avant-garde, le cinéma d'animation, le cinéma expérimental et  dans le vidéo-art. Au passage, nous pouvons rendre hommage à "L'homme à la caméra" de Vertov. Françis Vanoye, dans son ouvrage "Récit écrit, récit filmique", entrevoit 4 formes différentes de récit :

- Celui qui raconte une histoire

- Celui qui se sert de l'histoire pour faire passer un message

- Refus complet du récit : aucune trace de narrativité (non-narrativité. Ex: le cinéma underground de Warhol, Mékas, Anger...)                                                                                                                            

- Présence d'un récit spoilié de l'intérieur (dysnarrativité. Ex : Godard, Straub, Robbe-Grillet, Tati)

Comment veut-on alors soumettre ces deux dernières catégories à des régles structurales établies alors que leur essence même est de les ignorer ou de les corrompre volontairement ? En effet, la dysnarration s'établit sur la volonté de ne pas permettre à l'arbitraire de tout récit de s'instaurer, sur le constat du rôle simplificateur du récit par rapport à un réel trop complexe pour se laisser stéréotyper. Ajoutons une dimension politique qui voit dans le récit un consensus petit-bourgeois.


  Projection : "Scorpio rising" de Kenneth Anger





Ces critères ne sont pas exhaustifs. Comme le constate Françis Vanoye, il ne s'agit pas d'un renoncement au récit mais d'une autre façon de raconter, par exemple en exprimant la matérialité du film (Mac Laren), ou en rendant compte de l'appareillage nécéssaire au tournage ou à la projection (Godard). La rupture des structures classiques s'évalue dans un montage hyper visible où les régles sont transgressées et où le son peut être en décalage par rapport à l'image. Il y a généralement absence de résolution de l'histoire mais cela n'est pas préjudiciable car, comme le souligne Noguez, l'important se situe dans le "primat éclatant de la fonction poétique". Entre le cinéma classique et le cinéma expérimental, Noguez admet qu'il existe des codes communs mais "qu'ils sont moins nombreux que les codes non communs", ce qui lui fait dire que le cinéma à narrativité différente et à structures abstraites serait, et cela est surtout vrai pour le cinéma expérimental, plus à rapprocher des arts plastiques que du cinéma NRI (Narratif-Représentatif-Industriel. Le cinéma qui nous intéresse ici est évidemment tout le contraire).

 

RECIT VERSUS DIEGESE

Diégèse définit le monde fictif (littéraire ou cinématographique) élaboré par le spectateur à partir des données mises en sa possession. Le terme diégèse n'est pas réductible au sens histoire ou récit, ni même au sens scénario. Il s'agit plus d'un monde spatiotemporel ayant certes ses lois propres, où la notion d'esthétique prend toute sa valeur (les genres en sont une des résultantes) et d'où se dégagent des figures symboliques, où on affirme que le sens d'un film ne se limite pas à sa seule composante narrative. On ajoutera que la notion de diégèse prend en compte en premier lieu la relation que le spectateur entreprend avec le film et que cette relation à elle seule bâtie un récit propre, le concept de la virtualité n'est donc pas si loin.  Comme le dit Umberto Eco dans "Lector in fabula" la signification n'est pas produite mécaniquement par le texte mais résulte d'une activité coopérative réglée entre ce que ce texte propose et les capacités interprétatives de celui qui l'appréhende. En tentant l'analyse de l'oeuvre de Svankmajer, on constatera qu' elle se prête plus à une analyse diégétique qu'à une étude narratologique. François Jost, dans son article "vers de nouvelles approches méthodologiques" nous démontre que le contenu diégétique peut être fort différent sans que la structure narrative soit modifiée. Il pose donc qu'au niveau de l'image se construit la diégèse et au niveau de la structure, le récit. Pour lui, on ne peut absolument pas comprendre la structure narrative indépendamment des paramètres audio-visuels. Il faudrait envisager une approche semiologique qui n'appréhendrait plus la narrativité en fonction des seules structures du récit mais en englobant une analyse paramétrique, ce que nous avons déjà laissé entrevoir dans le premier chapître. L'on constate pourtant que même avec ces théories plus larges, les films dits expérimentaux ne passent pas l'épreuve de cette nouvelle grille et que l'on a beau pousser dans tous les sens, rien n'y fait, la sélectivité théorique agit de nouveau contre ce cinéma des "exclus". On pourrait citer également entre autres le cinéma de Warhol qui utilise la durée diégétique comme investigation complète de l'anecdotique, sans autre forme de procès. Liberté complète au spectateur de trouver sens au récit, de l'enrichir de son propre imaginaire, de jouir du temps qui lui est donné, de l'obliger finalement à réagir. "Je m'appelle Andy Warhol et je mange un hamburger" ne comporte pas les 5 piliers du récit, tout au plus peut on y trouver la résolution (qui constitue le titre). Modalités discursives complétement absentes dans le filmage de l'Empire State Building, toujours du même Andy Warhol qui fait malheureusement partie de ses réalisateurs pour lesquels aucune des théories existantes ne convient.

Noguez en déduit (sous forme d'interrogation) que le discours théorique n'est peut-être pas le type de discours dont le cinéma expérimental a prioritairement besoin, comme il a été évoqué plus haut dans une hypothèse de rapprochement auprès des arts plastiques et en cela on pourrait se rapprocher des formalistes russes, notamment de Victor Chklovsky dans "L'art comme procédé" où il absout l'absence de structure par ses phrases "Le procédé de l'art est de rendre non familiers les objets, d'obscurcir les formes, d'accroître la difficulté et la durée de la perception, parce que l'acte de perception est une fin esthétique en soi et doit être prolongé. L'art est un moyen d'éprouver ce qu'un objet contient d'artistique en puissance : l'objet n'est pas important". Doit on appliquer cette phrase de Chklovsky au seul cinéma dit expérimental ? Une réponse positive signifierait que tout autre cinéma n'est pas de l'art, ce que nous ne nous risquerons pas à affirmer. Or une structure narrative trop clairement établie, trop facilement perceptible éloigne l'oeuvre du domaine artistique. Ce qui paraît de plus en plus incontournable, au fur et à mesure de cet exposé, c'est la lucidité de Noguez sur le constat de l'impossibilité à théoriser tous les cinémas de la même façon et sur la frilosité des sémiologues et autres théoriciens à s'appliquer à réfléchir sur des outils d'analyses et d'aide à la réflexion spécifiques aux les cinémas marginaux.

 

Ceci étant posé, essayons néanmoins de considérer le travail de Jan Svankmajer par rapport à la démarche constitutive de l'extraction d'une structure narrative fondée sur les 5 piliers envisagée par Jean-Jacques Andrien, à savoir la reconnaissance d' élément(s) déclencheur(s), de complications progressives, d'un bloc crise-climax et d'une résolution finale. Comme nous l'avons déjà envisagé avec lui, on constate effectivement une absence des 5 piliers et une présence ainsi renforcée de la figure, aura du film. La bande son est facilement analysable selon les critères SCR, la polarisation des personnages oscille indifféremment entre pôle narrateur et pôle personnage (ce qui est une grande liberté laissée au spectateur) la temporalité n'est que rarement précisée mais, in fine, elle s'inscrit dans un climat d'enfermement éternel, en l'absence de notion de début et de fin et par la présence de boucles fictionnelles récursives. De par le procédé d'animation qui néglige forcément le concept d'impression de réalité, de par le climat surréaliste de toute l'oeuvre de Svankmajer, on constate d'emblée que son cinéma se positionne comme anti-narratif, anti-représentatif et anti-industriel (voir les moyens économiques de l'auteur et l'absence de diffusion de son oeuvre). Le "moule narratif" ne fonctionne pas pour les anti, pour ceux qui se situent du côté du rêve, de l'irrationnel, qui déconstruisent l'impression de réalité sur laquelle est basée l'étude de ces 5 piliers. Ce serait aussi incohérent que de considérer qu'il existe une méthode unique pour expliquer les rêves et pour les provoquer. Car dans la structure de récit classique, le récit perçu par le spectateur est donné d'emblée (le rêve est déjà construit, il ne reste plus qu'à l'analyser) tandis que dans les cinémas autres, il se construit un peu à la fois en fonction de cette interaction, d'où l'impression que l'immersion dans ces mondes imaginaires nous renvoie à l'univers onirique. Il n'est effectivement plus question de structures mais plutôt de figure comme nous l'avons déjà indiqué. La figure est bien ce rêve qui prend forme un peu à la fois du défilement filmique, impalpable et propre à chacun, elle est l'esprit de la matière filmique et diégétique. Elle ne se laisse pas analyser.

Il peut être intéressant à ce stade de poursuivre cet exposé avec la lecture de mon analyse sur les structures de récit chez Jan Svankmajer.

CONCLUSION

"Triste est l'empire du concept : avec mille formes changeantes
 Il n'en fabrique, pauvre et vide, qu'une seule" Vers de Schiller
(tirés de "La variété") appliqués par Hegel à l'esthétique (Hegel, Esthétique).


L' art n'est pas un outil de reproduction du réel. La réalité est une construction de l'humanité. Ce en quoi Noguez acquièsera assurément, si l'on en juge par cette phrase : "il n'y a pas de réalité en soi....il n'y a que des visions". A chacun sa vision, à chacun son histoire. Et surtout qu'on abandonne la monotonie du "récitatif" si je puis détourner ce mot pour l'occasion (ne vient-il pas de récit ?). Un certain cinéma résiste à reproduire des schémas narratifs et, au contraire, en recherche de nouveaux modes : il travaille le collage de matériaux, de niveaux de réalité différents, il délaisse le concept du personnage, il provoque forcément un sentiment chez le spectateur et cette forme qu'il pourra juger provoquante l'engagera forcément à réagir, à ouvrir donc son esprit à d'autres formes.

L'absence de structure narrative renforce le pouvoir signifiant des images, du montage (ou peut-être est-ce le pouvoir signifiant du montage qui se substitue à toute autre structure narrative) ou de la musique.

On remarquera dans ce petit corpus de films cités une constante, celle de la dénonciation du caractère répétitif qui illustre la société.


Mot de la fin : projection de "Procession" d'Eric Ledune 
 

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3 juin 1997 2 03 /06 /juin /1997 13:22

"Alice dans les villes"

"Alice dans les villes" avale et dévalise tous les registres qu'ils soient : musical, littéraire et surtout visuel. L'histoire utilise ces dimensions, ces matériaux pour construire sa propre réalité : la quête d'identité d'un homme passant par l'interrogation de ces différents supports.

 Wim Wenders y instaure une réflexion sur l'image en tant que : signe, symbole et représentation. Cette association provoque un vaste collage mêlant, entre autres, le graphisme des enseignes publicitaires (association de typographie et d'image) et son aura électrique, le plan d'un clignotant de voiture et de la flèche lumineuse d'un hôtel (tous deux producteurs de sens; le sens de la vie), les notes écrites des personnages, le billet de banque, la carte routière, le symbole publicitaire de la Greyhound, les couvertures de livres, la première des journaux, la réflexion d'une image dans un miroir, l'image qu'on voit par le viseur de la jumelle ou de l'appareil photographique, les panneaux d'interdiction, d'orientation, de conseil .....

Et comme si la "bataille" des images n'était pa suffisante, il y mêle l'image télé (la fiction dans la fiction, la publicité, la fausse information aux relents de publicité,...) puis finalement la photo par laquelle cet homme cherche à se connaître, à se reconnaître. "Reconnaître quelque chose dans une image c'est identifier au moins partiellement ce qui est vu à quelque chose que l'on voit ou pourrait voir dans le réel" (Jacques Aumont "l'image"). Cette reconnaissance procure un plaisir spécifique. Retrouver du connu est pour Freud un des mécanismes majeurs d'obtention du plaisir. Or les photos "ne montrent jamais ce qu'on a vu" dit Philip. Elles ne le montrent pas car ce que cherche Philip à travers toutes ces images qu'il emmagasine dans son errance c'est sa propre identité et le film semble lui dire qu'il se trompe, que, bluffé par son égoïsme qui le pousse à chercher le reflet du Narcisse, il regarde mais ne voit pas. La solution n'est pas toujours dans l'image, elle est dans l'humain, dans le miroir de l'autre, dans le jeu des regards. La solution est donc Sartrienne. Mais si le point de départ de la réflexion est l'homme lui-même, il n'est pas néanmoins la mesure de toute chose. Confondre ce que sont les choses et ce que l'homme en perçoit revient d'un certain point de vue à faire de la subjectivité le critère de la vérité. La "maïeutique Alicienne" pointera la raison.

Ainsi au début du film Philip compare la réalité à la série de photos qu'il vient de prendre et à plusieurs reprises ensuite il effectue cette comparaison : à la station essence, lors de la revente de sa voiture. Il zappe sans cesse. Il se zappe géographiquement en se projetant dans d'autres espaces ( sa déambulation) et pour cela utilise tous les moyens de communication : l'avion, le train, la voiture et même le métro aérien et à l'envers ! Les moyens de locomotion ont à voir avec l'idée de mouvement contenue dans l'image filmique. Deleuze et Wenders soulignent ce fait.

Lorsque Philip est dans sa chambre du Skyway hôtel il regarde par la fenêtre et il zappe (il regarde successivement aux autres fenêtres) pour trouver le bon point de vue (voir quand dans le taxi il regarde les gratte-ciels à l'envers). Lorsqu'il lui semble l'avoir trouvé il allume la lumiére (nécéssaire pour fabriquer l'image photographique ou filmique)et la télé, qui apparaît en premier plan alors que son arrière-plan est la ville de nuit avec sa prolifération d'enseignes lumineuses, entame un point de comparaison réalité/fiction. Philip zappe mais jamais les deux images ne se rencontrent. Il n'y a pas de correspondance. Alors la télé se brouille et le fondu au noir rend compte de l'abandon de cette quête. Ce qui est étonnant dans cette scène, et que l'on peut étendre à l'ensemble du film, c'est que cette prolifération d'images ne masque pas cette impression de vide que l'homme ressent et que nous constatons malgré un écran chargé, aux antipodes de ce que nous ressentons. Il y a quelque chose de néo-réaliste dans ce film. Bazin constatait "qu'il ne faut rien ajouter à la réalité mais au contraire en dégager les structures profondes car l'image compte non pour ce qu'elle ajoute à la réalité mais pour ce qu'elle en révèle. D'où la constatation que l'unité filmique n'est pas le plan mais le fragment de réalité brute, multiple et équivoque, dont le sens se dégage seulement à postériori grâce à d'autres faits entre lesquels l'esprit établit des rapports. Considérée en elle-même, chaque image reste un fragment de réalité antérieur au sens" Voilà qui aurait pu éclairer Philip. Alice s'est substituée à Bazin, d'une façon plus ludique il faut bien le dire. Pour l'heure, Philip ne trouve pas ce qu'il cherche. Ce que nous avons évoqué précédemment est donnée par son amie allemande :"Il n'y a pas besoin de parcourir l'Amérique pour ça". La solution n'est pas dans l'ailleurs. Mais il n'écoute pas cette femme. Cette séquence retrace le trait caractéristique de Philip : l'égoïsme. Cette femme peut lui apporter la solution mais il ne l'écoute pas :"je n'ai jamais écouté jusqu'au bout" dit_il à propos de la radio. Avec Alice, il prendra peu à peu le soin d'écouter jusqu'au bout. Ainsi dans les toilettes où Alice s'est enfermée, il récitera jusqu'à la lettre W de Wupperthal. Il est à noter dans cette scène la barrière matérialisée par une ligne au sol que Philip franchira pour être à l'écoute d'Alice. Il reste le plan de cette poignée de porte monté à l'envers qui indique peut-être que pour rejoindre l'univers d'Alice il ne faut pas user le sens commun. Dans toute cette séquence (comme plus tard avec Lisa) Philip n'est jamais dans le même plan que le personnage féminin sauf à son arrivée. Philip demande à son amie si elle va bien mais le "non" qu'elle répond n'est suivi d'aucun écho. Philip est tellement obnubilé par sa recherche d'identité, donc sa recherche d'images, qu'il n'écoute pas les autres et peu importe qu'ils soient heureux ou malheureux. Toute la scène filmée en champ/contre-champ instaure un climat d'incommunicabilité. Philip n'entend dans ce que dit son amie uniquement ce qui l'intéresse. Du discours qu'elle lui fait il ne prend que le mot "photo". Ce climat d'incommunicabilité est aussi retracé aux travers des barrières de la langue (à l'agence de presse, à l'aéroport, au petit restaurant à Amsterdam, chez le coiffeur).

 Le mal de vivre est omniprésent dans ce film. Lisa et l'amie allemande ont elles aussi des  problèmes existenciels. "Quand on arrive à un croisement, on dirait qu'on à trouvé une clairière dans la forêt" mais bien sûr il ne s'agit que d'une illusion ponctuelle de bonheur. L'arbre ne peut cacher la forêt alors l'amie ne peut cacher l'angoisse de Philip. La solution est ailleurs. C'est à l'homme de se créer lui-même. Il est l'unique point de départ de sa propre réflexion. Mais quand l'image pas plus que les mots ne peuvent vous aider que reste-t-il ? Il reste Alice, le regard d'une enfant. "Les enfants représentent une sorte de point de vue idéal" dit Wenders. Peut-être parce qu'ils n'ont pas encore conscience de leur existence, que l'idée de la mort de ce fait ne veut rien dire pour eux.

  Si nous ne voyons pas par nos propres yeux, écoutons le regard des enfants. Ce regard a servi Wenders car c'est avec "Alice dans les villes" qu'il a trouvé ses propres marques. La réflexion de Philip est donc celle de Wim. Il y a d'ailleurs beaucoup d'autres parallèles entre les deux personnages : les trains, les hôtels, l'appareil polaroïd; Philip comme Wim, se nourrit de musique, de la musique rock&roll des années 70 (Rolling stones, Canned heat, Can) et bien sûr tous deux vénèrent le maître, celui qui quelque part a donné naissance à cette musique, Chuck Berry. Il faut noter à ce propos que la musique remplace la couleur. La couleur des années 70 est donnée par la musique. Cette sensation est très frappante dans le café où le petit garçon chantonne près d'un juke-box "On the road again" de Canned heat. On voit littéralement la couleur. Philip comme Wim a un regard particulier sur l'enfance qui évoque la sienne, ce paradis perdu, d'où émane une partie de sa nostalgie. La jeune black qui demande à la station essence pourquoi Philip prend une photo renvoie à la question que posa le père de Wim Wenders à celui-çi lorsque, à douze ans, il filmait la rue. Enfin, Philip et Wim ont un rapport au réel qui transite par un objectif (on peut constater un parallèle avec Antonioni et Thomas le photographe de "Blow-up").

 Le questionnement de Philip sur l'image est l'angoisse du temps qui passe, qui est passé :"elles ne montrent jamais ce qu'on a vu", "..... des preuves de ton existence". Des preuves du temps qui passe, de ce qui a été mais qui n'est plus. La photographie est indice du temps passé. "Elle continue à nous montrer du doigt ce qui a été et qui n'est plus"(Christian Metz dans "Lectures du film"). Le temps passé est signe d'une réalité. Le "ça-a-été", c'est "la double position conjointe de réalité et de passé" (Roland Barthès "La chambre claire"). L'image cinématographique par contre est à la fois le passé, le présent, le futur. Alice ne voit pas cette dimension du temps et du coup trouve la photo belle : "Une belle photo. Elle est tellement vide. Le temps n'existe pas pour elle. Elle ne croit qu'aux choses qui existent (à propos du mot "rêve" : "Ces mots là ne comptent pas. Seulement les choses qui existent.)et ne voit pas que la photo est le signe impérieux de la mort future alors qu'au contraire Philip y cherche l'éternalité, c'est à dire le refus de sa propre mort.

 Alice prend une photo de Philip "pour savoir de quoi tu as l'air". Alice fait entrer la réalité, le temps présent (l'instant prégnant) dans la photo. Son reflet vient se superposer sur l'image de Philip. Elle fait entrer le mouvement dans la fixité. L'épisode du photomaton tend aussi à cette illusion de mouvement dans la fixité. Nous les voyons regarder l'objectif et s'épier l'un l'autre. Lorsqu'Alice sourit, Philip est stoïque. Puis Alice mime cette attitude avant que Philip ne se mette à sourire. Dernier regard, celui là franc, et les deux amis sourient ensemble. Cet élément de mise en scène du réel relié au format spécifique du photomaton est une ébauche de l'expression filmique. La bande de photos est la métaphore du photogramme. On retrouve dans ce film quelques problématiques de l'oeuvre de Godard : le questionnement sur le plan, sur ce que cache le cinéma, le travail sur le mouvement et la fixité. On retrouve également le travail de la fragmentation : dans l'avion, l'écran de cinéma est filmé de moitié et l'on sait donc concrêtement que ce plan fait appel au hors-champ. Le cinéma fonctionne sur le hors-champ tandis que la photo n'y suppose pas d'interactions tout au moins elles sont imaginaires (hors-champ réel et hors-champ imaginaire dans "Praxis du cinéma, Noël Burch).

 Pour Philip la photo n'est jamais la réalité. Pour nous non plus car écranisées, ces photos fictionnent. De plus la photo polaroïd a ceci de spécifique qu'elle induit la fiction. La fiction est tellement empreinte de réalité que nous sentons réellement les sentiments qu'éprouvent les personnages. Souvent Wenders utilise de longs plans séquences, ce qui renforce cet effet de réalité. A la fin du film nous sommes aussi émus par cette histoire que les personnages qui vont se quitter. Nous aurons la même nostalgie qu'eux. Ce sentiment de nostalgie qui n'est pas exprimé par Alice et Philip paraît évident car la caméra qui s'élève prend de la distance et vient coller son point final dans le ciel, dans le vide. Nous voyons de là haut deux séries de rails qui symbolisent la séparation d'Alice et Philip. Puis la caméra perd volontairement le train pour partir en panoramique vers d'autres horizons, semblant nous dire que cette histoire est finie et qu'il faut en chercher d'autres. Le voyageur connaît cette dimension de rencontre et de séparation (voir les deux bus de Greyhound qui se séparent chacun en une direction opposée) et accepte, tout comme le voyageur-spectateur, la fin de cette histoire.Philip va pourvoir écrire maintenant car il a levé grâce à Alice son blocage sur l'image.

 

Le film est fragmenté en deux parties :

1) Le temps de l'égoïsme : On lui parle mais il n'entend pas. Dans les images, il se cherche lui-même.

2) L'écoute de l'autre (Alice) : La scène en haut de l'Empire State Building en est le commencement. D'ailleurs la musique leit-motiv de Can s'enrichit à ce moment d'un piano. Cet endroit n'est pas neutre. C'est en haut de l'Empire que fut tourné King-kong. "C'est la belle qui a tué la bête" dit on à la fin du film. Dans "Alice..", c'est la belle qui a sauvé la bête. Dans cette séquence de l'Empire on peut lire l'itinéraire d'Alice et de Philip : le couple est représenté par les deux tours du World trade center qui domine la pointe sud de Manhattan. On peut lire "Alaska" derrière le blouson d'Alice, prévisibilité d'un voyage. Des tours, le regard d'Alice à travers la lunette nous emmène au pied d'un gratte-ciel en pointe. Nous retrouvons la forme géométrique des rails qui se séparent à la fin du film et des voies empruntées par la Greyhound. Cette histoire se soldera par une séparation, nous le savons par ce plan en plongée qui insiste sur la bifurcation, la direction opposée. Ce qui induit aussi la notion de choix qui donne la notion de sens à notre propre vie.

  Maintenant il partage la photo (ses états d'âme) avec Alice. Alice lui indique qu'elle peut "reconnaître" ("j'ai déjà vu ça quelque part"), qu'elle a aussi une sorte d'impatience par rapport à la photo ("mais il n'y a rien là-dessus") et une lucidité certaine ("une belle photo, elle est tellement vide"). Elle a conscience du pouvoir de l'image (son rêve : le film d'horreur à la télévision duquel elle ne peut plus se détacher). A ce propos, il est intéressant de mettre en relation la scène à l'aéroport où Alice regarde la télé. Tout d'abord absorbée par les images, elle ne détourne pas la tête alors que Philip la regarde. Il y a toujours une relation triangulaire entre eux deux et l'image. Mais ce n'est pas là où nous voulions en venir. Philip s'en va et elle en profite pour lui jeter un coup d'oeil. L'avion est annoncé alors que Philip revient près d'Alice. Elle a du mal à décoincer de son siège. Ell est hapée par la télé. Gavée d'images, elle se lève et enfourne son sandwich dans la bouche de Philip, continuum de la notion de gavage. Mais la caméra ne les suit pas. Elle fixe les deux sièges vides (tout fonctionne par paire) et les écrans qui leur sont enchaînés. Les sièges matérialisent le spectateur prisonnier de l'image. L'image télé pose problème. Dans un entretien avec Wolfram Schütte (dans "Wim Wenders la logique des images), Wenders explique qu'il a ce sentiment de liens physiques comme si des câbles rattachaient l'écran à chaque fauteuil "comme des chiens en laisse". Ce qu'il illustre ici. La photo est pour Alice objet de communication (et même de communion) avec l'autre : "j'aimerais prendre une photo de toi...". Par la photo Alice prend soin des autres; elle est à l'écoute : "il y avait longtemps que tu n'avais pas pris de photo", semblant dire "tiens, tu es rétabli". Dans cette deuxième partie, Philip ne se cherche plus. Il cherche l'autre par l'intermédiaire d'Alice. Plusieurs plans nous indiquent qu'à travers le miroir dans lequel il aime à se contempler, à se chercher narcissiquement (Se voir dans le miroir c'est aussi accepter que le corps est indissociable de l'image du corps), c'est maintenant Alice qu'il cherche du regard. Ainsi dans la chambre d'hôtel, il lui parle à travers le miroir. Il se voit et voit également Alice, phenomène identique perçu sur la photo. Il regarde ses photos de New-York et de l'avion comme si doucement il pouvait y revenir. Il se cherche par le regard d'Alice. Le jeu des miroirs et des dialoques chez le coiffeur est particulièrement représentatif. Lui est promu à la parole (alors que Lisa lui avait dit "vous pouvez rester muet") et Alice est la vue. C'est elle qui regarde, qui jauge (elle trouve ses cheveux fins, un peu sales). Plus tard, dans les toilettes d'un café, il dit en se regardant dans un miroir :"ben mon vieux". Mais il se regarde en parlant d'Alice. Il ne s'écoute pas, il parle d'Alice. On se souvient qu'au contraire, au début du film, il pensait que "se parler à soi-même, ça consistait plus à écouter qu'à parler". Mais écouter sa voix pour trouver sa voie ne rime à rien. Alice lui montre la photo de la maison de sa grand-mère. Philip en profite pour regarder les autres photos, celles d'Alice et de Lisa. C'est maintenant la place d'Alice qu'il va rechercher. C'est non plus sa propre identité qui est en jeu mais celle d'Alice. L'égoïsme a disparu. On ne peut être égoïste en présence de l'enfant. "Stop c'est là" s'exclame Alice. Philip regarde la photo puis la maison. "C'est pas vrai" dit-il. Voilà qu'enfin la réalité et la photo se rejoignent. Enfin il reconnaît et de plus il reconnaît pour Alice. Le plaisir est double. Et même si la grand-mère n'habite plus là, ce n'est pas grave, Philip a fait un grand pas en avant. La photo n'est donc pas une copie du réel mais une émanation du réel passé. Elle est l'authentification même (on ne peut la nier) de la présence du passé. Fonction que l'écrit ne peut assurer. " Alors nous pouvons aller nous baigner" dit-il joyeusement. C'est l'aube d'une ère nouvelle.

 

 L'écriture est empêchée par l'image : Philip prend tant de photos que l'écriture lui échappe. Mais la prédominance du visuel ne tuera pas l'écrit. Ainsi la fin révèle qu'au contraire l'image a stimulé l'écriture : "Que vas tu faire maintenant ?" demande Alice. "Terminer cette histoire" lui répond il. Le voile est levé, l'écriture rejoint l'image. Ainsi l'image ne prédit pas la mort de l'écrit.

 
 Wenders introduit également une réflexion sur les rapports qu'entretient l'image avec l'argent. Pour recueillir des images, il faut être sans cesse en mouvement ("vous venez de voyager pendant quatre semaines") et cela coûte. Le plan du billet au péage à New-York entame cette réflexion. L'essence coûte cher (deux occurences de station essence), on finit par revendre sa voiture. Mais comme il faut toujours bouger (la vie est mouvement car pérpétuelle recherche de soi) on en loue d'autres. Les hôtels sont chers mais ils constituent un point de vue sur le monde (Les fenêtres qui donnent sur l'extérieur). On y prend des notes, on y trouve d'autres images. Ne pas avoir de chez soi où l'on doit rentrer est une idée très positive pour Wenders. Effectivement Philip est toujours à l'hôtel, préférerait rester à New-York, rechigne à aller voir ses parents.

 On vend tout sauf son outil de travail. Parfois on s'investit vainement. Son agence ne veut pas le payer :"Je peux trouver les photos ailleurs". Le monde de l'image représente un marché concurrentiel et ne se satisfait pas des états d'âme d'un artiste. Alice court-circuite tout ce schéma en donnant à la fin un billet de 100 dollar à Philip. C'est en quelque sorte un "pied de nez" (Voir le signe quel fait en haut de l'Empire). Deleuze souligne dans "l'image-temps" que "le cinéma comme art vit lui-même dans un rapport direct avec un complot permanent, une conspiration internationale qui le conditionne du dedans, comme l'ennemi le plus intime, le plus indispensable. Cette conspiration est celle de l'argent." Et comme dit Fellini : "Quand il n'y aura plus d'argent, le film sera fini" renversant ici le principe de causalité. On peut voir dans cette constatation du rapport argent/image une réflexion propre à Godard.

    La "dialectique" de l'homme et de l'image se solde par la résolution (ou tout au moins la relativisation) du problème existentiel. L'image n'est pas la vie mais elle aide à donner un sens à la vie. L'homme, dans le mouvement et dans le temps, construit sa propre notion d'existence. L'image (la photo) dans le mouvement et dans le temps invente le cinéma. En schématisant, on pourrait conclure qu'Alice au pays des photogrammes fait le lien entre présent (l'homme), passé (la photo) et futur (le cinéma). 

Catherine Gheselle

 

 

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